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Les publics d’une bibliothèque universitaire et leurs usages: logiques statutaires, cultures disciplinaires et le rôle du genre
Ressi — 20 décembre 2012
Olivier Moeschler, LABSO – Laboratoire de sociologie, Université de Lausanne
Résumé
La Direction de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne a mandaté une étude visant à décrire les usagers et les usages de la communauté universitaire concernant ses deux sites académiques, l’Unithèque et l’Internef, à Lausanne-Dorigny. Parfois inattendus, les résultats permettent de cerner la relation complexe des publics universitaires à « leur » bibliothèque. Les tendances observées suivent des logiques statutaires comme, aussi, des cultures disciplinaires et, en moindre mesure, le genre des usagers. En fournissant une « photographie » différenciée de la situation dans une bibliothèque universitaire au début de l’année académique 2011-2012, les résultats renvoient aux débats sur l’utilisation des bibliothèques et sur la question de l’accès à la culture et au savoir.
Les publics d’une bibliothèque universitaire et leurs usages: logiques statutaires, cultures disciplinaires et le rôle du genre
Dans le cadre de sa planification pour les années à venir, la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCUL) souhaitait, à l’été 2011, obtenir une vue d’ensemble et une meilleure compréhension de ses publics académiques. Le soussigné a été mandaté pour mener une enquête, dont cet article présente quelques résultats d’intérêt général(1).
Au-delà du mandat, la présente étude fait écho à différents débats en cours. La question de la diversification des usagers et des usages des bibliothèques en général a occupé les chercheurs ces dernières années (voir, notamment, Maresca et al., 2007). Dans le domaine universitaire en particulier, les pratiques de lecture, de recherche et de documentation des étudiants(2) ont été passées au peigne fin, faisant apparaître de grandes différences et, aussi, de profondes inégalités en la matière notamment selon le profil et l’origine des personnes (Lahire, 1997 ; Maresca et al., 2005 ; Renoult, 2006). En arrière-plan, c’est aussi la question fondamentale de l’accès au savoir et aux études ainsi que de l’éventuelle reproduction sociale par l’Ecole (Bourdieu et Passeron, 1970) qui est reposée par cette enquête. Les résultats présentés ici s’inscrivent enfin également dans l’étude des pratiques culturelles, dont les récentes enquêtes en Suisse ou à l’étranger ont montré les changements profonds, ces dernières années, suite à la montée en force des nouvelles technologies de l’information et de la communication (voir Donnat, 2009 et, pour la Suisse, Moeschler et Vanhooydonck, 2011 ; Moeschler, 2012). A un autre niveau, l’existence même de ce mandat témoigne de la redéfinition en cours de la relation entre les bibliothèques et leurs publics, sur laquelle nous reviendrons dans la conclusion.
Une bibliothèque universitaire sonde ses usagers
La dernière enquête sur les sites universitaires de la BCU(3), notamment sur les motifs de satisfaction ou d’insatisfaction des usagers, date d’il y a plus de dix ans(4). Entre-temps, le contexte général avait quelque peu changé et demandait une nouvelle étude.
La présente enquête s’inscrit dans les réflexions contenues dans le document BCU Lausanne 2035 qui visait à établir, selon son sous-titre, « les besoins de la BCU Lausanne pour les 25 ans à venir », en fonction notamment de l’évolution des contextes technologique, économique et socioculturel(5). Au travers de sa mission académique, la bibliothèque universitaire se perçoit aujourd’hui comme étant active dans un environnement en constante évolution. La compréhension des changements d’attentes ou des « besoins » des publics est désormais perçue comme un élément indispensable pour le pilotage de l’institution. Avec ses visées d’extension et une demande d’horaires étendus formulée par l’Université de Lausanne (UNIL), la BCUL voulait cerner de manière précise l’utilisation et ses possibles changements, afin de mieux appréhender les défis des prochaines décennies. D’une manière générale, il a été constaté que l’usage des locaux et équipements est plus marqué que celui des collections et que l’usage des collections en bibliothèque diminue ou se modifie (report sur le virtuel), tout comme la fréquentation elle-même des bibliothèques (report sur les espaces extra muros).
L’objectif de cette nouvelle étude était donc de décrire pour les deux sites universitaires de la BCUL à Dorigny, dans l’idée de « tableaux de bord » à répéter périodiquement, le degré d’utilisation de ses prestations (physiques ou virtuelles), la satisfaction à leur propos et les attentes de la part de la communauté universitaire(6).
Le « public potentiel académique » : une double population
Dans la phase préparatoire du projet, il a été décidé que l’enquête s’adresserait au « public potentiel académique » de la BCUL-Dorigny, défini dans un sens à la fois académique ou restrictif (excluant d’éventuels autres publics, comme les promeneurs et visiteurs fortuits par exemple) – avec une population « double » composée d’étudiants et d’enseignants-chercheurs –, et, en même temps, large et généreux car englobant des pans de la communauté académique qui, plus éloignés du campus de Dorigny et des domaines couverts par l’Unithèque (Sciences humaines et sociales) et l’Internef (Droit et économie), disposent de leur propres bibliothèques de référence, notamment la biologie et la médecine au centre-ville(7).
Le questionnaire(8) contenait environ 40 questions et durait une dizaine de minutes environ. Les questions sur les différentes prestations physiques (et virtuelles) de la BCUL n’étaient accessibles qu’aux répondants « filtrés » en fonction de leur utilisation des sites physiques (et du site Internet) de la bibliothèque.
Enquête online, taux de réponse et échantillon
Impliquant une invitation et deux rappels, l’enquête en ligne était ouverte durant deux semaines (dès fin septembre 2011, au début du semestre). En tout, 2875 réponses complètes ont été recueillies. Le taux de réponse de l’enquête peut être établi de différentes manières. Calculé sur les 20'930 adresses de départ, il est de 13.7%, un taux qui peut sembler modeste, mais qui est aussi fonction de la définition généreuse du « public académique potentiel ». Une approche plus restrictive désignerait comme « public potentiel effectif » les facultés directement concernées par les deux sites du campus de Dorigny : en ôtant la biologie et la médecine de la liste de départ, le taux de réponse s’établirait à 25%. Enfin, troisième perspective possible, lors des préparatifs, 1500 questionnaires au minimum avaient été articulés ; de fait, les près de 3000 formulaires récoltés équivalent à presque le double.
La question plus qualitative du profil des répondants – et de leur degré de représentativité par rapport à la population de référence – est un indicateur plus important de la valeur de l’échantillon produit. Le tableau comparatif ci-après révèle plusieurs tendances. Tout d’abord, le personnel UNIL (enseignants-chercheurs et PAT) a un peu « trop » répondu à l’enquête (32% dans l’échantillon) par rapport à sa part au sein de la communauté universitaire (21%), ce qui n’étonne guère si l’on considère que son implication avec l’université est plus grande que pour les étudiants (mais qui peut surprendre vu que ces derniers sont, de fait, les usagers principaux de la bibliothèque universitaire). Chez les étudiants, les femmes sont surreprésentées parmi les répondants, renvoyant à la fois à la propension connue de ces dernières à mieux répondre à des enquêtes comme à leur intérêt plus grand pour la culture du moins dans ses formes plus légitimes (dont une bibliothèque notamment universitaire peut relever). Le sous-échantillon du personnel par contre est remarquablement représentatif en termes de genre. Enfin, la répartition selon les facultés révèle sans surprise une surreprésentation des domaines couverts par l’Unithèque, le « vaisseau amiral » de la BCUL-Dorigny, mais aussi, plus étonnant, une sous-représentation nette des HEC (alors que l’Internef concerne ce domaine) comme, sans surprise cette fois, de la biologie et médecine.
Profil des répondants et de la communauté universitaire (en %)
Les facultés UNIL : Faculté de théologie et des sciences des religions (FTSR), Faculté de droit et des sciences criminelles (DSC), Faculté des lettres (Lettres), Faculté des sciences sociales et politiques (SSP), Faculté des hautes études commerciales (HEC), Faculté des géosciences et de l’environnement (GSE), Faculté de biologie et de médecine (FBM).
Résultats : des usagers et des usages d’une bibliothèque universitaire
Par souci de généralisation, les analyses se focalisent, dans cet article, sur l’utilisation et se limitent à trois variables de profil : le statut(9), la faculté(10) et le genre (sexe). L’enquête fournit une photographie assez réaliste – sans doute un peu biaisée en faveur des utilisateurs, probablement plus enclins à répondre – des usagers et des usages d’une bibliothèque universitaire au début d’une année académique.
Parfois inattendus, les résultats permettent en tous les cas de chiffrer et de mieux cerner l’utilisation de la BCUL-Dorigny par la communauté académique. Au travers de l’analyse, des logiques statutaires, des cultures disciplinaires et le rôle du genre peuvent être dégagés(11).
Une utilisation très inégale des sites de la BCU et de leurs prestations
Bâtiment principal de la BCUL sur le site universitaire de Dorigny abritant presque toutes les Sciences humaines et sociales (hormis le Droit et l’économie), l’Unithèque a été fréquentée(12) par plus de trois quarts de la communauté universitaire dans les 12 mois précédant l’enquête. Un peu plus de la moitié (52%) la fréquente une fois par mois ou davantage, un tiers chaque semaine et un cinquième même plusieurs fois par semaine.
Utilisation de la BCUL-Unithèque (12 derniers mois, en %)
Les étudiants (dont 15% ont coché « jamais ») sont plus nombreux à s’y rendre – et le font aussi avec plus d’assiduité : près de 40% y vont au moins chaque semaine – que les enseignants-chercheurs, dont près de 40% n’y vont jamais. Sans surprise, les Sciences humaines et sociales utilisent ce site davantage que Droit et économie ou, de surcroît, Biologie et médecine. En effet, les Sciences humaines et sociales se rendent plus souvent (seulement 1 individu sur 10 n’y va jamais, et près de 45% au moins chaque semaine) que Droit et économie (31% de non-public) ou que Biologie et médecine (43%) dans ce bâtiment qui abrite, rappelons-le, également les principaux restaurants universitaires(13).
Le bâtiment Internef à Lausanne-Dorigny, plus petit et couvrant exclusivement le Droit et l’Economie, est globalement moins fréquenté par la communauté académique. Plus de six individus sur dix (62%) indiquent ne pas s’y être rendus dans les douze mois, et les fréquentants au moins mensuels se montent à moins de 20% (et une personne sur dix s’y rend chaque semaine). Ces chiffres sont à peu près les mêmes pour les étudiants, tandis que 70% des enseignants-chercheurs ne s’y rendent jamais (et moins de 5% y vont chaque semaine).
Utilisation de la BCUL-Internef (12 derniers mois, en %)
La distribution par disciplines reflète là encore, mais de manière plus caricaturale, la spécialisation du lieu : près de 80% ont fréquenté ce site parmi les répondants en Droit et économie (et près de 60% chaque mois, enfin 40% au moins chaque semaine – et 30% même plusieurs fois par semaine), alors que les deux tiers en Sciences humaines et sociales, voire plus de neuf individus sur dix en Biologie/médecine, ne s’y rendent pas.
L’enquête permet également de mesurer l’utilisation de chacune des prestations de la bibliothèque universitaire(14). Le tableau ci-après montre qu’une grande partie (environ 85%) des usagers de l’un ou l’autre bâtiment de la BCUL-Dorigny a utilisé dans les douze mois un poste de consultation (ordinateurs), la possibilité d’accéder librement aux documents ou de butiner dans les rayonnages (libre accès), les catalogues en ligne(15) ou les places de travail. Le wifi est utilisé par environ 75% des usagers des lieux, comme le sont aussi les informations pratiques sur le site Internet de la BCU ou le prêt. Sept personnes sur dix utilisent des bases de données en ligne ou les livres (y compris des livres électroniques), et la moitié des individus (53%) a recours à des revues scientifiques. Les salles de travail fermées ou aussi les magazines et presse (32% d’utilisateurs parmi les usagers des bâtiments) ainsi que, de surcroît, les documents AV, la salle des manuscrits et réserve précieuse, la médiathèque ou encore les cours proposés par la BCUL sont plutôt moins utilisés (environ 15%, respectivement). Sans surprise, les étudiants (et, en général, les disciplines couvertes par ces deux sites) utilisent davantage ces prestations, à l’exception toutefois du libre accès, des livres, des documents AV, du prêt, de la salle des manuscrits, des catalogues en ligne et, surtout, des revues scientifiques : ces prestations sont plus utilisés par les enseignants-chercheurs.
Utilisation des prestations (ensemble, 12 derniers mois) : comparaison (en %)
Sorte de troisième « site » de la BCUL, le site Internet de la BCUL a été fréquenté virtuellement par environ les trois quarts des membres de la communauté académique, et par 45% même au moins chaque mois(16). Si les étudiants sont un peu plus nombreux à l’utiliser (75%, contre 69% des enseignants-chercheurs), les enseignants-chercheurs le font plus assidûment : 23% plusieurs fois par semaine, contre 13% des étudiants. Les personnes en Droit et économie (et, plus nettement encore, en Biologie et médecine) se rendent moins sur ce site. En Sciences humaines et sociales, la fréquence est elle aussi élevée : 42% chaque semaine, contre 13% en Droit et économie et quelques pourcents en Biologie et médecine.
Cultures disciplinaires : une utilisation maximale versus minimale
L’utilisation de la bibliothèque universitaire varie, on l’a déjà entrevu, selon les facultés et les disciplines englobées. Le tableau suivant montre, en miroir, les écarts de pourcentage d’utilisation (au moins une fois dans les 12 mois) entre les Sciences humaines et sociales d’une part et Droit et économie de l’autre, pour les différentes prestations de la BCUL(17).
Ecart de l’utilisation Sciences humaines/sociales et Droit/économie (12 derniers mois, en %)
Pour quelques prestations, davantage liées au côté infrastructurel de l’établissement (notamment salles de travail, photocopieuses, infos pratiques sur le site www), l’utilisation est à peu près la même. Pour le reste, l’utilisation de la bibliothèque universitaire par les Sciences humaines et sociales pourrait être décrite comme « maximale ». Pour une quinzaine de prestations, l’écart avec Droit et économie est net, voire important (8 points ou plus d’écart). Le tableau comparatif montre que les Sciences humaines et sociales ont une utilisation variée de la BCUL, marquée notamment par les usages liés au livre et aux documents (revues scientifiques, prêt, gestion du dossier de lecteur, catalogues en ligne, magazines et presse, livres). Du côté de Droit et économie, ce sont surtout les imprimantes et, en moindre mesure, le wifi qui ressortent comme caractéristiques. Va dans le même sens le fait (non visible sur ce tableau) qu’en Sciences humaines et sociales, seules 10 prestations (sur 22) ne sont pas utilisées par un tiers ou plus des répondants, contre 16 en Droit et économie.
D’une manière générale, l’utilisation de la BCUL apparaît comme marquée par d’importantes différences entre groupes de facultés, qui peuvent renvoyer à des cultures disciplinaires spécifiques et structurantes. Outre les différences intrinsèques aux disciplines et à leurs pratiques, il s’agit cependant de ne pas oublier que cette étude ne couvre que les usages dans la bibliothèque universitaire, qui n’est bien sûr qu’un des lieux où étudiants comme enseignants-chercheurs travaillent, se forment ou s’approvisionnent en informations, et dont l’équilibre varie probablement lui aussi selon les disciplines(18).
Logiques statutaires : la bibliothèque comme contenant ou comme contenu
L’utilisation des prestations de la bibliothèque universitaire est par ailleurs aussi liée au statut du répondant. Dans le tableau ci-dessous, on voit que, si l’on considère les différences dans le pourcentage d’utilisateurs, les étudiants se focalisent – par contraste avec les enseignants-chercheurs – sur les aspects les plus infrastructurels de la bibliothèque, utilisée avant tout comme un « contenant » plutôt que pour son contenu. Imprimantes, wifi, salles et places de travail, photocopieuses et postes de consultation sont bien plus utilisés par les étudiants que par les enseignants-chercheurs – qui disposent cependant, il faut le rappeler, de toutes ces facilités dans leurs bureaux. D’une certaine manière, les enseignants-chercheurs ont tout loisir de se concentrer sur une utilisation savante de la bibliothèque universitaire (revues scientifiques, prêt, catalogues, salle des manuscrits), alors que pour les étudiants, elle a aussi une fonction de lieu de travail et de vie.
Ecart de l’utilisation entre étudiants et enseignants-chercheurs (12 derniers mois, en %)
A noter qu’un nombre assez élevé de prestations concerne les deux populations à peu près à égalité : c’est le cas du libre accès et donc de la possibilité de butiner dans les rayonnages, de l’utilisation des livres, des magazines et de la presse ainsi que des documents AV, ou aussi de l’aide ou des conseils à la recherche bibliographique, par exemple(19).
Le rôle du genre, ou l’effet déterminant du statut
On sait que les femmes ont globalement une plus grande proximité tant avec la lecture et le livre qu’avec le monde des bibliothèques (voir, pour la Suisse, Vanhooydonck et Moeschler, 2010). Le genre est donc susceptible d’influencer, lui aussi, l’utilisation d’une bibliothèque universitaire. Et en effet, les femmes dans notre échantillon sont un peu plus nombreuses à s’être rendues à l’Unithèque, à utiliser les imprimantes mais aussi les livres, le libre accès et le prêt dans l’un ou l’autre des deux bâtiments de la BCUL-Dorigny ou encore à avoir fréquenté des cours dispensés par la BCUL ; elles y utilisent un peu moins souvent les revues scientifiques ainsi que la presse et les magazines.
Ces différences sont toutefois étonnamment limitées. C’est que la proportion hommes-femmes n’est pas la même dans les différents sous-groupes étudiés. Elle varie selon les facultés : alors que dans les Sciences humaines et sociales – dont l’utilisation de la BCUL est plus intense et variée – on a dans notre échantillon 63% de femmes (et 60% en Biologie et médecine), ce taux descend à 54% en Droit et économie. Elle varie aussi selon le statut : tandis qu’il y a deux tiers de femmes (65%) parmi les étudiants, ce taux baisse, on l’a vu, à 49% au sein du statut qui a une utilisation plus experte de la BCUL, les enseignants-chercheurs(20). L’un dans l’autre, ceci peut donc expliquer le fait que les différences hommes-femmes apparaissent, à un niveau agrégé, comme étant modestes.
Afin de déceler un éventuel rôle du genre, on propose de croiser celui-ci avec les deux autres variables déjà considérées. Est-ce que, toutes choses égales par ailleurs, donc à faculté et à statut égal, on constate des différences selon le genre et, si oui, lesquelles ?(21) Le tableau ci-après montre des résultats étonnants. En effet, quelle que soit la « culture disciplinaire » considérée, il y a bel et bien différence hommes-femmes dans l’utilisation des prestations de la BCUL, mais elles s’inversent, et ce en fonction du statut.
Utilisation selon la faculté, le statut et le genre (12 derniers mois, tendances)
Quels que soient les groupes de facultés considérés, le nombre de prestations davantage utilisées est plus grand parmi les femmes quand il s’agit d’étudiants, mais devient plus important du côté des hommes quand on passe aux enseignants-chercheurs, y compris pour les domaines souvent décrits comme une spécialité des femmes : le livre et le prêt. Le statut au sein de l’institution universitaire et les pratiques de travail qui y sont rattachées apparaissent donc comme un élément déterminant. Ces résultats suggèrent qu’il existe une influence du genre sur l’utilisation de la bibliothèque universitaire, mais celle-ci s’inverse en passant du statut d’étudiant à la carrière d’enseignant-chercheur.
Des lecteurs et des usagers: la bibliothèque universitaire face à un public dédoublé
Au travers de cette étude, la BCUL-Dorigny apparaît, à l’instar de toute bibliothèque universitaire, comme se trouvant face à une mission complexe. Elle doit satisfaire un public qui est plus que jamais pluriel et qui apparaît comme dédoublé, et ce à plusieurs égards. En définitive, si le passage des lecteurs d’antan à des usagers est sans doute une réalité (Roselli et Perrenoud, 2010) – la présente étude fait, d’une certaine manière, partie de cette transformation, dont elle émane en même temps qu’elle y contribue et la renforce –, c’est bien aussi la conjonction, entre les différents sous-groupes mais jusqu’à un certain point aussi au sein des mêmes groupes voire d’un même individu, entre lecteurs et usagers, qui rend la tâche si difficile pour la bibliothèque universitaire.
Une bibliothèque universitaire se doit de servir et de satisfaire deux publics certes complémentaires, mais très différents : les étudiants et les enseignants-chercheurs. Les résultats montrent que la fonction première ou originelle d’une bibliothèque – les livres et le prêt – ne vient pas en première place des taux d’utilisation, mais est devancée par toute une série d’usages liés à l’aspect « infrastructurel » d’une bibliothèque. Pour les étudiants, la BCUL est au moins autant, sinon plus, un lieu de travail qu’un lieu de livres et de prêt, voire aussi un lieu de vie et de sociabilité si l’on sait que les postes de consultation et le wifi permettent d’accéder à sa messagerie ou à Internet. En définitive, les étudiants utilisent la bibliothèque universitaire comme contenant plutôt que pour son contenu. Des études ont déjà signalé que les recherches documentaires étaient effectuées, notamment par les étudiants, en dehors des bibliothèques universitaires, à domicile, et pointé un possible décalage entre le développement numérique des collections et les pratiques effectives (Maresca et al., 2005).
Autre défi, un public académique englobe par définition plusieurs facultés, avec leurs cultures disciplinaires spécifiques. L’enquête a ainsi montré, pour les deux groupes de facultés touchés par les deux sites de la BCUL sur le campus de Dorigny, que l’utilisation de l’offre de la bibliothèque universitaire peut être maximale – comme pour les Sciences humaines et sociales, qui en utilisent toute une panoplie – ou alors plus minimale, favorisant des prestations qui, là encore, relèvent plutôt de l’infrastructure.
Enfin, tout public d’une bibliothèque universitaire sera composé de personnes au profil sociodémographique très hétérogène – et ce de plus en plus, avec la démocratisation de l’accès aux études. La variable de profil étudiée, celle du genre, caractérise forcément tous les publics de bibliothèque, et elle a une influence notoire sur la lecture et le livre. On a vu toutefois que son effet se déploie ici de manière différenciée puisque – de façon largement indépendante des facultés – les femmes ont une utilisation plus intensive et « livresque » de la bibliothèque universitaire quand on analyse les étudiants, alors que parmi les enseignants-chercheurs, les hommes les dépassent dans la variété et, bien souvent, l’assiduité de l’utilisation des prestations.
Une fois encore, il s’agit cependant de rappeler, en guise de conclusion et d’ouverture, la limitation intrinsèque à cette étude, qui se bornait par définition à mesurer les pratiques documentaires au sein de la bibliothèque universitaire alors que leur localisation est vraisemblablement en train de se diversifier et, partant, de se nomadiser.
Bibliographie
Bourdieu Pierre et Passeron Jean-Claude (1970), La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Minuit, Paris.
Donnat Olivier (2009), Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, La Découverte / Ministère de la culture et de la communication, Paris.
Fassa Farinaz et Kradolfer Sabine (2010), Femmes et carrières. Le plafond de fer de l’université, Seismo, Zurich.
Lahire Bernard (1997), Les manières d’étudier, La Documentation française, Paris.
Maresca Bruno, avec Dupuy Claire et Cazenave Aurélie (2005), Enquête sur les pratiques documentaires des étudiants, chercheurs et enseignants-chercheurs, Credoc, Paris.
Maresca Bruno, avec Evans Christophe et Françoise Gaudet (2007), Les bibliothèques municipales en France après le tournant Internet, BPI, Paris.
Moeschler Olivier (2012), « Les pratiques culturelles en Suisse : jeux et enjeux entre groupes d’âge et générations », in F. Bühlmann et al., Rapport social 2012 : Générations en jeu, Seismo, Zurich, pp. 104-121.
Moeschler Olivier et Vanhooydonck Stéphanie (2011), Les pratiques culturelles en Suisse – enquête 2008. Analyse approfondie, Office fédéral de la statistique, Neuchâtel.
Renoult Daniel (2006), « Enquêtes de publics dans les bibliothèques universitaires. Où en sommes-nous ? », in BBF, t. 51, n. 2, pp. 5-9.
Roselli Mariangela et Perrenoud Marc (2010), Du lecteur à l'usager. Ethnographie d'une bibliothèque universitaire, P.U. du Mirail, Toulouse.
Vanhooydonck Stéphanie et Moeschler Olivier (2010), Lecture. Les pratiques culturelles en Suisse – enquête 2008, Office fédéral de la statistique, Neuchâtel.
Notes
(1) Les principaux résultats et informations ainsi que le questionnaire peuvent être trouvés dans : Olivier Moeschler, Dessine-moi une bibliothèque. La BCU-Lausanne à Dorigny : utilisation, satisfaction et attentes des étudiants et des enseignants-chercheurs, rapport final, Lausanne, OSPS-BCU, 2012.
(2) Tous les mots désignant des personnes sont au masculin, le féminin étant bien sûr également couvert.
(3) En tant que bibliothèque à la fois universitaire et cantonale, la BCUL englobe par ailleurs un site en ville qui, lui, s’adresse plutôt au public large et à la population du canton de Vaud (non couvert par l’enquête relatée ici).
(4) MIS Trend, Etude auprès des usagers de la BCU, Lausanne, septembre 2002.
(5) Jeannette Frey avec Marie-Pierre Constant, Robert Favre et Gérald Gavillet, Rapport d’analyse préliminaire, 25 octobre 2010.
(6) Jeannette Frey, la directrice de la BCUL, était la mandante du projet, suivi par un Comité de pilotage et un Comité de projet. Myriam von Arx (responsable de la communication) en a assumé la direction ; Michael Perret (responsable de collections en Anthropologie, Education, Psychologie, Sociologie et Sport) a coordonné les travaux ; Boris Wernli (FORS-UNIL) a apporté des conseils méthodologiques et Jacques Guélat (Centre informatique de l’UNIL) a programmé l’enquête on-line.
(7) Il s’agissait de la liste électronique « tous-unil-autres » (20'930 adresses à fin septembre 2011). Les employés de la BCUL, jugés trop proches de l’enquête, ont été exclus.
(8) Il a été conçu par le soussigné après un brainstorming avec ses étudiants à la HEG-Haute école de gestion (Genève), où il enseigne la Sociologie des publics, puis discuté au sein du Groupe de travail du projet.
(9) Avec un regroupement binaire : étudiants (n=1948) et enseignants-chercheurs (n=926). A noter que les étudiants-assistants (59) ont été inclus dans la première de ces catégories, les doctorants (262) dans la seconde.
(10) Là encore, on a choisi une typologie simple : Sciences humaines et sociales (HumSoc, n=1572), Droit et économie (DroitEcon, n=644), Biologie et médecine (BiolMed, n=550) (et « autres, dont PAT », n=109).
(11) Quelques remarques techniques : dans les tableaux et graphiques, les chiffres sont arrondis (sans décimale) ; « 0.5 » indique un chiffre en dessous de 0.5% mais non nul. Le total peut diverger de 100% à cause des arrondis.
(12) Sans la cafétéria et les réfectoires, les casiers ou encore les toilettes, également localisés dans ce bâtiment mais extérieurs à la bibliothèque.
(13) L’analyse des réponses sur la fréquentation des autres bibliothèques montre, pour les Bibliothèques universitaires de médecine, une situation complètement inversée : si 57% des personnes en Biologie et médecine les fréquentent, plus de 90% parmi les autres disciplines ne s’y rendent jamais.
(14) Ces questions concernaient indifféremment l’un ou l’autre des deux bâtiments de la BCUL-Dorigny. En effet, il a été jugé difficile et peu utile de distinguer l’utilisation des prestations dans chaque bâtiment.
(15) Les prestations électroniques ou virtuelles comme le catalogue en ligne ou, d’une manière générale, le site Internet de la BCUL, sont bien sûr accessibles depuis hors les murs de la bibliothèque également.
(16) Ce site est bien sûr accessible à tous les internautes (www.unil.ch/bcu).
(17) La Biologie et médecine, qui a une utilisation globalement moindre des deux sites de la BCUL-Dorigny, n’a pas été incluse dans cette comparaison. A titre indicatif, 16 des 22 prestations de la BCUL ne sont jamais utilisées par 50% ou plus des répondants de cette faculté.
(18) Autre remarque, la structuration par discipline se superpose à la dimension liée au sexe. En effet, on le verra, les femmes, notoirement plus proches du livre et des bibliothèques, sont surreprésentées en Sciences humaines et sociales. On pourrait à l’inverse aussi se demander si cette féminisation ne fait pas de facto également partie des Sciences humaines et sociales et de leur culture disciplinaire.
(19) Dans le cas du statut et par opposition aux cultures disciplinaires, le lien avec le genre est plutôt inversé : en effet, si, on vient de le voir, les enseignants-chercheurs sont plus assidus dans leur utilisation de la BCUL, les femmes y sont pourtant on le verra, par rapport à leur surreprésentation parmi les étudiants, moins présentes.
(20) La distribution apparaît donc ici à première vue comme équilibrée en termes de genre, la comparaison avec la proportion parmi les étudiants révélant toutefois un resserrement aux dépens des femmes, selon le principe bien connu du « plafond de verre » (Fassa et Kradolfer, 2010).
(21) A nouveau, par cohérence avec l’offre des deux sites concernés, l’analyse se limite aux Sciences humaines et sociales et à Droit et économie. Seuls les écarts de 5% ou plus sont considérés.
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