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Les bibliothèques face à la vague
Ressi — 2 février 2021
Benoît Epron, Professeur HES, Haute Ecole de Gestion, Genève
Florence Burgy, Assistante HES, Haute Ecole de Gestion, Genève
Les bibliothèques face à la vague
1. Introduction : bouleversements et adaptations
Au printemps dernier, en Suisse romande comme ailleurs, le quotidien de toutes et tous se voyait bouleversé par une crise sans précédent. Gestes barrières, (semi-)confinement, fermetures des commerces non-essentiels et des lieux de culture, on aurait pu croire que laterre s’était arrêtée de tourner. La stupeur des premiers instants a cependant rapidement laissé place à une reprise de l'activité dans tous les secteurs ou presque, demandant à chacune et chacun de faire preuve de souplesse, de créativité, voire d’être prêt à se réinventer.
Les bibliothèques romandes n’ont pas été en reste. Pour elles, la nouvelle tombe le 13 mars 2020 : fermeture des bibliothèques, avec effet immédiat. Confusion, stupeur, et annulations en série. Nul ne sait combien de temps cela durera, nul ne sait que prévoir. Le samedi des bibliothèques tombe immédiatement à l’eau, et d’autres événements suivront. On ferme. Certaines institutions, comme la BCUL, voyant la vague arriver, avaient prévu un plan de crise, et notamment une marche à suivre en cas de fermeture complète. Toutes les bibliothèques n’ont malheureusement pas pu aussi bien se préparer, à l’instar de bien des institutions et entreprises en Romandie et ailleurs.
Mais rapidement, on se réorganise, on s’adapte, on cherche des solutions, et c’est tant mieux, car cette première phase de confinement n’est qu’un début. Elle sera suivie de plusieurs autres étapes avec des modalités variées (semi-confinement, fermeture des salles de lecture mais accès au prêt-retour…).
A l’heure actuelle, des restrictions d’accès sont encore régulièrement mises en place pour les bibliothèques académiques comme pour la lecture publique. Ces changements se font depuis un an au rythme de l’évolution des indicateurs épidémiologiques et conduisent aujourd’hui à une forme de “routine” de l’adaptation permanente du fonctionnement des bibliothèques. Cette adaptabilité permanente a entraîné, pour les professionnels des bibliothèques, la mise en place de plans ou de protocoles activables rapidement.
Dans cet article, nous traiterons de quelques aspects de ces adaptations, pour les personnels et les publics habituels des bibliothèques mais aussi pour toute une population de nouveaux utilisateurs qui émerge à l’occasion de cette crise. Nous présenterons ainsi la façon dont certaines de ces bibliothèques ont fait face à cette situation exceptionnelle, sur la base d’un travail de recherche documentaire ainsi que d’entretiens avec plusieurs professionnels des bibliothèques, à savoir Mme Mylène Badoux (Bibliothèque de Vevey), Mme Valérie Bressoud-Guérin (Médiathèque Valais), M. Laurent Albenque (BCUL - Site Riponne) et M. Laurent Voisard (Bibliomedia), qui ont bien voulu répondre à nos questions.
2. Fermées… aux collaborateurs
2.1. Tous en télétravail ?
Le facteur principal de bouleversement de l’activité des bibliothèques au cours de l’année 2020 est l’impossibilité d’accéder physiquement à certains espaces des bâtiments. Cette limitation concerne notamment l’accès aux espaces de travail pour le personnel des bibliothèques. Le passage rapide, massif et brutal au télétravail, qui concerne de nombreuses institutions et entreprises, et pas seulement les bibliothèques, bien entendu, revient dans nos entretiens avec des éclairages particuliers.
Dans certains cas, comme pour la Médiathèque Valais, les locaux permettent une distanciation physique suffisante pour maintenir la majorité des équipes sur place, et la fermeture permet en définitive de dégager du temps pour accélérer le traitement des documents et s’occuper de projets “laissés en rade”. À Lausanne aussi, dans les locaux de Bibliomedia, certains employés choisissent de venir sur place, lorsque l’agencement des espaces de travail le permet.
La BCUL est, quant à elle, passée plus massivement au télétravail en mettant en place un tournus d’employés volontaires pour assurer le suivi des tâches ne pouvant être effectuées à distance, et notamment maintenir une activité de prêts/retours des documents imprimés. Ce tournus sera maintenu à la sortie de la première vague, car il est indispensable pour permettre l’ouverture des sites.
Le point qui est revenu régulièrement dans nos entretiens est la problématique de la mise en place de nouveaux outils de travail en ligne pour assurer la coordination et le pilotage de l’activité (médiation des ressources et services en ligne, communication sur des aspects pratiques…). Sur ce point, des aspects très concrets (équipement à domicile, connexion suffisante…) ont rencontré des considérations plus complexes (formalisation d’échanges habituellement informels, disponibilité d’un support technique, enjeux d’une éventuelle confidentialité des échanges en fonction des outils utilisés…).
2.2. Rôles « non-essentiels » ?
Au-delà de ces questionnements opérationnels, des sujets plus délicats à appréhender ont également émergé. Ainsi, les notions d’équipe et de service public sont évoquées, lors de nos entretiens mais également plus largement dans la communauté professionnelle. Cette notion de “faire équipe” apparaît ainsi lors de la deuxième séance du séminaire BiblioCovid initié et animé par Raphaëlle Bats (http://raphaellebats.blogspot.com/2020/04/bibliocovid19-synthese2.html ). Dans la synthèse de cette séance on retrouve la préoccupation des bibliothécaires à accompagner les équipes dans un contexte où le rôle et les services de la bibliothèque sont qualifiés de “non-essentiels”, un terme dur à entendre pour des employés d’institutions culturelles qui ressentent au quotidien l’importance de leur travail pour leurs publics, quels qu’ils soient.
Ainsi, ce n’est pas seulement des questions de management et d’animation mais aussi des enjeux de légitimité et de sens du service public de la bibliothèque qui émergent au cours de cette période.
3. Fermées… aux publics
La fermeture des locaux physiques des bibliothèques implique bien entendu non pas uniquement le personnel des bibliothèques, mais aussi leurs publics. Il ressort de nos analyses que cette “disparition” de la bibliothèque comme espace a remis au centre des réflexions des questionnements plus anciens sur la place de la bibliothèque comme “espace public”.
3.1. Animations et médiation
Pour les bibliothèques de lecture publique, l’année 2020 aura été largement consacrée à l’adaptation de leurs activités de médiation culturelle. En effet, face à l’impossibilité d’accueillir les publics dans leurs espaces, les bibliothèques ont tenté de transformer leurs évènements et animations prévues dans des formats en ligne.
La Médiathèque Valais a ainsi dû annuler ses manifestations à l’occasion du samedi des bibliothèques. Idem pour Bibliomedia, avec la nécessaire adaptation de ses formations, des annulations ou des transformations pour pouvoir être maintenues dans une version en ligne, avec donc des publics et des modalités de médiation réinventées. Pour la bibliothèque de Vevey, même nécessité d’adapter un riche programme d’animations (café littéraire, conférences…).
Dans tous les cas, l’objectif est bien de continuer à proposer aux publics des moments d’échanges, des “points de contact” avec les usagers pour continuer à “faire vivre” la bibliothèque et répondre également aux besoins des personnes, confinées également, et à la recherche d’espaces d’échanges et de rencontres. On retrouve ainsi une autre modalité de proposition d’un espace virtuel dans lequel le rôle de médiateur de la bibliothèque se maintient et se transforme.
Cette adaptation des évènements des bibliothèques ne s’est évidemment pas faite sans difficultés. Le premier aspect est l’adaptation à ces nouvelles modalités. Pour Bibliomedia par exemple, c’est l’adaptation de son Printemps de la Poésie en une version mieux adaptée aux circonstances, “De ma fenêtre”. Pour Vevey c’est la production de vidéos à mettre en ligne ou encore pour la Médiathèque Valais cela passe par le fait de filmer des conteuses pour diffuser plus largement cette animation via les réseaux sociaux.
Les contraintes techniques constituent déjà un premier obstacle. Organiser, à distance, ces nouveaux évènements, maîtriser les outils de captation ou de diffusion, autant de points sur lesquels les bibliothécaires ont dû progresser très rapidement.
Avec cette “virtualisation” des évènements en bibliothèque émergent naturellement de nouveaux questionnements, notamment sur les publics concernés par ces offres. Les retours vont également dans le même sens, à savoir un double mouvement d’ouverture et d’élargissement des publics au-delà des zones géographiques habituelles et à l’inverse, l’impossibilité pour certains publics de participer ou de bénéficier de ces offres en raison d’équipements ou de compétences insuffisants vis-à-vis des outils numériques nécessaires.
Dans ce mouvement c’est une redéfinition des publics qui s’opère, dépassant la seule contrainte physique de mobilité pour en voir émerger d’autres liées à la littératie numérique ou aux moyens de connexion. En ce sens, cette transformation questionne le projet fondamental des bibliothèques de servir tous les publics, sans contraintes ou discriminations.
3.2. Collections et pratiques de lecture
À la BCUL comme ailleurs, la limitation des places de travail, voire leur suppression, a induit naturellement une baisse des visites des usagers. Ce phénomène a été paradoxalement accompagné d’une hausse des emprunts de documents imprimés. Ce croisement des courbes implique que le recours au catalogue, devenu le seul point d’accès aux collections, a progressé.
Le soir de l’annonce officielle, la BCUL, qui suit son plan de crise, maintient ses guichets ouverts jusqu’à 22h afin de permettre à ses lecteurs de “faire le plein”. Cette initiative rencontre un franc succès, avec une affluence jamais vue dans cette tranche horaire.
Cette sollicitation forte des collections de la bibliothèque n’est cependant pas propre à la BCUL et, au-delà de l’anecdote, les autres bibliothèques ont également observé une croissance importante de certains pans de leur activité.
Pendant les périodes de fermeture, la Médiathèque Valais a largement développé un service qu'elle proposait de façon très limitée auparavant, le prêt postal. La BCUL a proposé un service de distribution individuelle des ouvrages pour les enseignants et les chercheurs, lorsque le campus était de nouveau accessible. De plusieurs façons les bibliothèques ont imaginé et mis en place des services pour maintenir un accès à leurs collections d’imprimés.
Dans le même temps, elles ont naturellement renforcé et communiqué sur leurs offres de ressources numériques. Ainsi, l’offre de livres numériques eLectures de la BCUL a vu son nombre d’inscrits augmenter de 523% par rapport à la même période en 2019 et le nombre de livres numériques empruntés a crû de 57%.
Bibliomedia et sa plateforme e-bibliomedia ont naturellement été un point d’observation central pour l’évolution des pratiques. Ainsi, à cette occasion, la plateforme e-bibliomedia a vu 14 nouvelles bibliothèques la rejoindre. Ce sont ainsi 10’000 lecteurs en plus inscrits sur la plateforme et un nombre moyen de prêts mensuels qui est passé de 6000 à 8400, avec un pic à 13500 prêts en avril. Cet engouement pour le livre numérique a entraîné un net dépassement des budgets initialement prévus, de l’ordre de CHF 25’000.-.
La forte croissance de l’utilisation des livres numériques en bibliothèques n’est pas spécifique au contexte suisse. Plusieurs études ou articles font aussi état d’une évolution similaire dans d’autres pays.
4. Un usage des ressources numériques en croissance globale
Dans le reste du monde, on observe en effet des tendances similaires. Ainsi, aux Etats-Unis la crise du COVID a entraîné des évolutions importantes dans ce domaine. Overdrive, principal acteur du prêt de livres numériques dans les bibliothèques américaines a observé une augmentation de 50% des emprunts pour la période courant jusqu’à l’été 2020. Dans les écoles primaires, l’adhésion à la plateforme Sora qui propose des livres numériques et des livres audios a augmenté de 80% (ce sont 38’000 écoles de 71 pays qui utilisent le système aujourd’hui) et le nombre d’ouvrages empruntés a triplé (https://goodereader.com/blog/digital-library-news/289-million-ebooks-were-borrowed-from-the-public-library-in-2020 ).
En France, le système PNB (Prêt Numérique en Bibliothèque) a également largement bénéficié des périodes de confinement. Pour la période de janvier à mai 2020 le nombre de prêts a augmenté de 106% par rapport à la même période en 2019 (http://pretnumeriqueenbibliotheque.fr/acces-simplifie-au-livre-numerique-un-pari-presque-gagne/). Rien que pour le mois d’avril, le nombre de prêts a été multiplié par 3.5.
Dans ces différents contextes, la croissance forte du prêt de livres numériques s’est accompagnée d’un nécessaire effort de facilitation des accès et des procédures. Cela a pris la forme de formulaires en ligne, d’actions d’autonomisation des usagers comme à la Médiathèque Valais, ou encore cela a coïncidé avec le lancement de l’application Baobab pour PNB et le déploiement de licences LCP pour les livres numériques.
L’environnement des bibliothèques et des usagers a également beaucoup évolué au cours de cette crise. Internet Archive a ainsi ouvert très largement sa bibliothèque de livres numériques en proposant une “bibliothèque d’urgence nationale”, sans limitation d’accès aux plus de 2 millions d’ouvrages empruntables pour une durée de 14 jours (dont 60’000 environ en français). Face aux réactions très vives des associations américaines d’éditeurs et d'auteurs, ce fonctionnement a été supprimé au mois de juin.
Dans les différents pays observés se pose la même question : est-ce que le pic mesuré au cours de l’année 2020 est l’amorce d’une modification durable et pérenne des usages ou s’agit-il uniquement d’un effet conjoncturel de la crise ?
Pour les situations suisses et françaises, le déploiement de la solution Baobab, qui simplifie grandement le parcours de l’utilisateur pour le prêt de livres numériques en bibliothèques pourrait constituer un élément de soutien au maintien de ces pratiques.
Ce qui est en tout cas largement anticipé par les bibliothèques américaines c’est une crise du financement des bibliothèques par les collectivités locales dont les budgets risquent d’être largement touchés par les conséquences économiques de la crise du Covid-19, et qui pourraient donc trouver dans les budgets des bibliothèques une source d’économies.
Ce glissement des pratiques vers des supports numériques est lié à plusieurs éléments (confinement, fermeture des librairies, limitation des déplacements…). L’évolution est également observable pour certains types de publics comme les étudiants. Le passage à l’enseignement à distance a considérablement modifié les usages des étudiants par rapport aux manuels avec par exemple une croissance de 23% des dépenses en manuels numériques pour les étudiants américains, (https://publishingperspectives.com/2020/11/aap-course-materials-spending-report-23-percent-up-e-textbooks-usa-covid19/) au détriment de tous les autres formats.
5. Conclusion : fluctuations ou mutations durables ?
Les limitations d’accès aux espaces des bibliothèques au cours de l’année 2020 ont évidemment placé la fourniture de ressources numériques comme un service essentiel en bibliothèque. Pour plusieurs bibliothèques, une offre de ressources de ce type était déjà disponible mais celle-ci a été développée et mise en valeur. Ainsi, la Médiathèque Valais a accéléré l’intégration d’une plateforme de films en ligne, tout en cherchant à valoriser les podcasts de ses précédentes animations. La BCUL a fait la promotion de ressources au-delà des livres numériques, comme Assimil et Vodeclic. Ces efforts de valorisation des ressources numériques ont porté leurs fruits avec des niveaux d’utilisation en croissance.
Globalement, les différentes bibliothèques interrogées ont pu observer des courbes d’évolution des usages similaires pour l’ensemble des ressources en ligne. Un pic d’utilisation très net se produit dans les premiers temps du confinement, une réaction réflexe face au risque de ne plus pouvoir accéder à des contenus sur le long terme. Ce pic est suivi d’un repli progressif des usages pour se stabiliser à un niveau supérieur d’environ 25% au niveau pré-covid. Cette période aura donc entraîné avant tout une valorisation renforcée des offres de ressources numériques déjà proposées par les bibliothèques mais parfois peu mises en avant ou à l’accès trop complexe pour les usagers.
Pour l’animation culturelle et les espaces des bibliothèques, l’année 2020 aura également entraîné des réflexions en profondeur sur la façon d’appréhender le rôle de la bibliothèque. Cette crise intervient en effet à une période où beaucoup de bibliothèques ont entamé et développé des projets et des réflexions sur la valeur ajoutée de leurs espaces et sur les attentes du public. Ainsi, en transposant tant bien que mal leurs animations culturelles en ligne, les bibliothèques ont initié deux trajectoires a priori opposées. Elles ont touché des publics à distance qui dépassent leurs sphères d’influence habituelles, à la fois géographiques et sociologiques. Dans le même temps, une partie de leurs lecteurs ont été exclus, pour des raisons techniques, de compétences informationnelles ou de pratiques, de cette offre culturelle. Ce double processus, de même que leur statut d’acteurs publics “non-essentiels”, initiera probablement des débats professionnels passionnants pour les années à venir.
À un niveau plus général, la crise sanitaire de l’année 2020 a été un accélérateur très efficace de mutations déjà amorcées ou pendantes depuis plusieurs années. C’est le cas pour les offres de ressources numériques mais également pour le télétravail, la formation à distance ou l’optimisation des parcours usagers dans les démarches en ligne, et il est probable que cela obère un simple retour au “monde d’avant”.
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