Ce que le numérique fait aux livres

Benoît Epron, Haute Ecole de Gestion, Genève

Ce que le numérique fait aux livres

Au moment d’entamer la rédaction de cette recension, nous avons constaté que l’ouvrage dont il est question a déjà fait l’objet d’une recension récente dans la Revue française des sciences de l’information et de la communication sous la plume de Nicolas Pélissier. Nous renvoyons donc le lecteur à ce texte disponible sur le site de la RFSIC et proposons ici un regard complémentaire, en nous focalisant sur certains aspects de l’ouvrage qui nous semblent faire écho à notre propre réflexion sur le livre numérique. Bertrand Legendre est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris XIII. Il dirige également le LabSIC et le laboratoire d’excellence ICCA (Industries Culturelles et Création Artistique)

Note : la présente recension ayant été effectuée sur la base de la version numérique de l’ouvrage, les numéros de page des différentes citations ne peuvent être indiquées.

La structure de l’ouvrage « Ce que le numérique fait aux livres » proposé par Bertrand Legendre aux Presses Universitaires de Grenoble est organisée autour de trois chapitres qui couvrent respectivement les enjeux relatifs à l’évolution de la chaîne de valeur dans les différents secteurs éditoriaux, l’évolution de la critique et de la promotion autour d’un livre devenu numérique et enfin, les jeux d’acteurs à l’œuvre dans la recomposition du paysage éditorial.

Le premier mérite de cet ouvrage est, à notre sens, de replacer l’évolution numérique du livre dans un temps long. Cette approche est d’autant plus indispensable que le secteur du livre, parmi tous ceux des industries culturelles, se caractérise par un temps d’appropriation et d’évolution bien plus étendue. Il suffit, pour le mesurer, de considérer la cadence des changements de supports pour la musique ou l’audiovisuel, par rapport au livre dont la symbolique se construit dès l’école, et dont la transformation numérique ne peut s’appréhender que sous l’angle d’une évolution lente et dans la durée. En ce sens, l’ouvrage de Bertrand Legendre convoque à plusieurs reprises des éléments importants de l’histoire du secteur pour éclairer les évolutions ou la permanence des fonctions éditoriales ou auctoriales. Il permet également de mieux appréhender les jeux d’acteurs en rappelant le poids des épisodes passés (l’investissement dans les CD-ROM par exemple ou le poids qu’ont pu avoir les encyclopédies dans l’économie du livre) et donc de mieux comprendre les logiques suivies par les personnes travaillant dans ce secteur, pour la majorité entrées en fonction avant le livre numérique.

C’est un aspect qui aboutit, et la partie sur l’édition scolaire en donne en bon exemple, à voir « les initiatives et expérimentations numériques portées par des acteurs initialement étrangers au groupe très réduit des éditeurs engagés sur ce marché ». Cette facette de l’analyse que propose Bertrand Legendre revient à plusieurs reprises. Ainsi, l’évolution du secteur des encyclopédies dans les années 1990 marque l’intérêt pour l’édition d’acteurs étrangers attirés par les logiques de diffusion multi-supports qui émergent à cette époque. Dans le secteur de la bande dessinée, Bertrand Legendre constate, en référence à l’évolution numérique, que « [c]ette situation évolue néanmoins, mais de l’extérieur, via l’engagement d’acteurs étrangers à la filière du livre, tels que les opérateurs téléphoniques proposant des accès illimités à une offre éditoriale, comme Orange en partenariat avec la FNAC, maison mère d’Iznéo depuis 2016, ou Leclerc, en France, avec la plateforme de vente et de lecture Sequencity qui prévoit de permettre l’accès à 20 000 titres et de devenir le premier « distributeur omnicanal » de bandes dessinées en France. ».

Plus généralement, Bertrand Legendre pointe trois glissements induits par le développement du livre numérique : « le remplacement de l’expert par le contributeur ; celui de l’édition par l’industrie des logiciels ; celui de l’encyclopédie et des ouvrages de référence par le Web. ». Ces trois facettes de l’évolution numérique du livre, faites dans la partie sur l’édition du savoir mais largement généralisables à d’autres genres éditoriaux, présentent un point commun qui est celui du questionnement inhérent à l’édition numérique sur le déplacement de la fonction éditoriale, portée essentiellement, pour l’imprimé, par les éditeurs. Cette fonction de sélection intellectuelle et de « façonnage » du livre est largement remise en cause avec le numérique.

Ce « déplacement de la fonction éditoriale » est un point-clé de ce premier chapitre avec un glissement de celle-ci vers l’auteur dans une partie des secteurs éditoriaux ou une « diversification » avec un abaissement des barrières à l’entrée sur le secteur de l’édition. Globalement, Bertrand Legendre souligne « que ce qui reste central, ce n’est non pas le travail éditorial mais la capacité de la structure à labelliser les contenus et à les positionner dans l’ordre des discours. ».

Au cours du deuxième chapitre intitulé « Tous critiques ? Tous promoteurs ? » Bertrand Legendre se penche sur la critique et plus largement sur les mécanismes de recommandation et d’évaluation à l’œuvre dans le secteur de l’édition. L’analyse proposée rejoint celle qu’offre Olivier Donnat dans son étude sur l’évolution de la diversité consommée sur le marché du livre (Donnat 2018) citée par l’auteur en introduction de son ouvrage, avec dans le même temps une croissance de la part des ouvrages les plus vendus et de ceux vendus à très peu d’exemplaires. A contrario, les ouvrages avec des niveaux de vente considérés comme moyens connaissent, depuis une décennie environ, une baisse tendancielle de leurs volumes de vente.

C’est dans ce chapitre également que la question des plateformes de vente en ligne (à la différence de celles dédiées à la littérature scientifique) émerge comme une problématique majeure de l’édition. En effet, une part importante de la production d’avis ou de critiques sur les productions éditoriales a lieu sur des plateformes. La prise en charge d’une fonction d’évaluation par ces plateformes peut prendre plusieurs formes : la gestion d’influenceurs par Amazon : « [qui] propose à ces derniers de constituer leur propre espace de recommandation et d’être rémunérés en fonction des achats effectués par les internautes via cet espace » ou encore le rachat de Goodreads (réseau social littéraire) par Amazon en 2013.

Bertrand Legendre souligne bien la double tension qui pèse sur la critique littéraire. Ainsi, « L’ancrage historique [des] liens ambigus entre critique et promotion se double couramment, et de longue date, d’un discours dénonçant la dilution radicale de la première dans les intérêts personnels et commerciaux. ». C’est bien une problématique récurrente des acteurs de la vente du livre et donc des principales plateformes ; les usagers sont demandeurs d’évaluations et de recommandations pour leurs achats d’ouvrages mais celles-ci doivent également ne pas subir d’influence commerciale. Découlant de la confusion entre ces deux fonctions, critique et promotion, « on assiste à des mutations qui, en prolongeant le glissement de la critique vers la promotion, transforment les acteurs de la recommandation en prestataires de services soumis à l’évaluation de leur efficacité. ».

Le titre du troisième et dernier chapitre résume bien l’ensemble de l’analyse de Bertrand Legendre : « Une redistribution des cartes ? ». Dans ce chapitre, trois aspects sont principalement traités : les phénomènes de concentration, la définition des nouveaux modèles d’organisation de la filière du livre numérique et enfin le cadre législatif.  Le phénomène de concentration n’est pas propre au secteur du livre, il touche l’ensemble des industries culturelles. Il s’inscrit pour l’édition dans une perspective historique bien plus ancienne qui remonte au début des années 1980. En passant par un récit précis des différents phénomènes de concentration qu’a connu le secteur du livre, cette partie s’achève sur un constat relativement pessimiste : « […] l’idée de la disqualification des industries culturelles traditionnelles dans le sens où il apparaît bien qu’elles, du moins l’édition pour ce qui nous intéresse ici, ne sont plus en mesure d’agir de manière significative sans se placer sous domination technologique et financière d’autres industries. ». Cette conclusion conditionne bien l’avenir du secteur dans sa capacité à la fois à maitriser les enjeux techniques de l’édition de livres numériques et à peser dans les jeux d’acteurs avec les autres secteurs, notamment les plateformes de vente de livres numériques.

Les six modèles d’organisation de la filière proposés dans la dernière partie permettent de lire l’évolution du secteur à l’aune d’une bascule possible de la filière autour du point d’équilibre que pourrait constituer l’éditeur. Du modèle 1, une désintermédiation totale entre l’auteur et le lecteur aux modèles 5 et 6 construits autour de plateforme d’agrégation et d’intermédiation, on lit bien l’étendue des possibles offerts par le livre numérique et les enjeux pour l’acteur central de la filière, l’éditeur.

La conclusion confirme évidemment à la fois la complexité de l’évolution d’un objet et d’un secteur à l’histoire si longue et au poids symbolique si conséquent et le niveau d’incertitude fort qui pèse à l’heure actuelle sur les acteurs du livre numérique.

La lecture de cet ouvrage intéressera tous ceux qui souhaitent appréhender le livre et l’édition dans leur rapport au numérique. Il propose notamment une approche transversale qui explique les enjeux d’un secteur en se basant sur son histoire et les acteurs qui le composent. L’essai de Bertrand Legendre s’appuie de façon salutaire sur une connaissance très précise du secteur et de ses enjeux. Il donne ainsi à voir de l’intérieur ce que le numérique fait au livre et à ses professionnels.

Bibliographie

Ouvrage : LEGENDRE Bertrand. Ce que le numérique fait aux livres. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, 2019. 144 p. ISBN : 978-2-7061-4195-9.