Conserver et valoriser les archives de la Société des Arts de Genève

Sylvain Wenger, Directeur de projet : Valorisation du patrimoine et promotion de la recherche auprès de la Société des Arts

Conserver et valoriser les archives de la Société des Arts de Genève 

Enjeux et genèse du projet

La Société des Arts de Genève, créée en 1776 sous le nom de Société pour l’Avancement des Arts, de l’Agriculture et des Manufactures, a produit et acquis tout au long de son histoire une masse considérable de documents et d’objets constituant aujourd’hui une richesse patrimoniale unique pour nourrir l’histoire des beaux-arts, des techniques et des sciences à Genève.

Dès ses débuts, l’institution met en place une importante diversité d’opérations d’encouragement industriel et artistique incluant la distribution de récompenses, l’instauration d’enseignements gratuits et la publication d’informations techniques, commerciales et autres[1]. Originellement composée de groupes de travail appelés « comités »[2], l’association est réformée au début des années 1820 pour adopter une structure en trois « classes », toujours actives de nos jours, dédiées respectivement à l’agriculture, à l’industrie et au commerce, et aux beaux-arts. Une part importante des traces écrites et matérielles de leurs activités nous sont parvenues en très bon état. Des caves aux combles de son siège – le Palais de l’Athénée, situé au cœur de la cité genevoise – l’institution abrite des ressources historiques très recherchées, qui font actuellement l’objet d’une attention particulière en termes de catalogage et de pérennisation.

Fin 2015, les responsables de la Société des Arts ont entrepris de dresser un catalogue complet des archives de l’association, tout en menant des actions de valorisation destinées à la communauté de la recherche et au grand public. Les opérations, actuellement en cours, comprennent l’inventoriage numérique du fonds, l’optimisation des conditions de dépôt et de consultation ainsi que la mise en ligne d’un certain nombre de documents digitalisés sur une plateforme Internet dédiée.

Ce vaste projet patrimonial a vu le jour sous l’impulsion d’Etienne Lachat, secrétaire général de la Société des Arts depuis 2013. A l’automne 2015, il a formé une Commission des archives constituée de membres de l’association et d’autres personnes ayant un intérêt et des compétences dans le domaine des archives et, plus largement, du patrimoine genevois[3]. Dans un premier temps, ce groupe de travail a prodigué ses conseils et recommandations quant aux objectifs et aux orientations du projet, avant de jouer un rôle de conseil consultatif entre les instances dirigeantes de la Société et les acteurs du projet.

Figure 1 : Archives en cours de traitement / Image Collection Société des Arts - Greg Clément 2018

De l’inventaire sommaire à l’inventaire détaillé

Le projet d’inventaire a été conçu en deux phases principales. La première a consisté à procéder à une évaluation globale du volume et de la typologie des ressources historiques conservées au Palais de l’Athénée. Cette analyse de l’existant, réalisée en 2016 en collaboration avec l’entreprise Docuteam, a résulté sur un inventaire sommaire des archives. L’analyse s’est concentrée sur les ressources écrites, manuscrites et imprimées, tandis que le mobilier et les œuvres d'art n’ont pas été pris en compte car l’information à leur propos est déjà relativement bien maîtrisée. Des éléments importants ont été mis en évidence pour élaborer la stratégie de traitement du matériel, à commencer par la distinction entre les volumes d’archives et de collections d’ouvrages. Ainsi sait-on depuis lors que les archives de la Société des Arts et de ses sections représentent environ 141 mètres linéaires (ml), soit 42% du total des biens écrits conservés au Palais de l’Athénée[4], tandis que les collections d’imprimés extérieurs – des revues, essais et manuels théoriques et pratiques, pour l’essentiel – comptent pour 187 ml (55%), selon la distribution suivante : 95 ml pour la Classe d'Agriculture[5], 49 ml pour la Classe d’Industrie et Commerce, 43 ml pour la Classe des Beaux-Arts. L’analyse a aussi révélé que les collections d’imprimés comptent environ 6'800 volumes[6], et que les archives de tiers représentent environ 8 ml[7]. On a constaté, enfin, que le plus ancien document d'archives conservé à l’Athénée date de 1388, tandis que la publication la plus ancienne remonte à 1578.

Du point de vue typologique, l’analyse a montré que les archives comprennent principalement des procès-verbaux de séances, des dossiers personnels de présidents, de la correspondance, des documents comptables, des statuts et règlements, des listes de membres, ainsi que des documents de grand format tels que des plans et dessins architecturaux, des affiches, des programmes de concours ou des diplômes. Sur le plan thématique, le matériel porte sur l’ensemble des domaines d’intérêt de la Société des Arts, à savoir l’artisanat, l’industrie, l’agriculture et les beaux-arts, mais ne s’y limite pas[8]. Notons encore la présence de nombreux objets tels que des échantillons de plantes, de textiles ou de visserie, ainsi que des coins de médailles, des rubans et des bannières en tissu, des instruments de mesure anciens, des photographies et des diapositives. En synthèse, la phase d’évaluation a permis de quantifier l’importance matérielle de ces ressources historiques et de mettre en évidence leur contenu thématique, rappelant que la Société fût par le passé une incontournable plateforme d’acquisition, de production et de diffusion de savoir pour sa région.

En janvier 2017 a été lancée la seconde phase, consistant au traitement proprement dit des archives (nettoyage, conditionnement, description numérique). A cet effet, un manuel définissant les normes de traitement a été établi en étroite collaboration avec l’entreprise Docuteam et avec la participation active de la Commission des archives, tenant compte des différents types de pièces et cas particuliers rencontrés au fur et à mesure du dépouillement. Ce document d’une vingtaine de pages commence par exposer les principes généraux de traitement, dont le périmètre et le système de normes adopté[9], avant de détailler les choix relatifs à l’évaluation, au niveau de description, au reconditionnement, à la cotation et à la numérisation des archives. Pour définir ces éléments, la stratégie a consisté à traiter en priorité les rayons présentant la plus forte hétérogénéité et le plus faible degré de maîtrise de l’information, de sorte à faire émerger un maximum de cas problématiques : les liasses fermées, les boîtes diverses et les papiers entreposés pêle-mêle ont ainsi été traités avant les procès-verbaux et autres imprimés parfaitement reliés et rangés chronologiquement depuis des décennies.

Du point de vue du niveau de traitement, il a été décidé de traiter le dossier ou la série de dossiers. Cependant, même dans le cas d'une notice concernant un dossier, à moins que l'intitulé suffise à décrire clairement le contenu (dans le cas d'une publication, par exemple, ou d'un dossier très homogène sans pièces particulières), le contenu du dossier est décrit dans un champ spécifique, et les pièces importantes ou singulières sont indiquées. Cette formule, relativement flexible, permet d’enrichir l’inventaire de nombreux mots clefs indexés, sans toutefois astreindre l’ensemble du processus aux opérations par trop chronophages de la description à la pièce.

Une fois le manuel de traitement établi, à l’automne 2017, les opérations de traitement ont trouvé leur vitesse de croisière. Au mois de novembre 2018, près de 75 mètres linéaires avaient été traités, et près de 150 dossiers avaient fait l’objet de photographies indicatives ou de reproductions scannées en haute définition.

Figure 2 : Capture d’écran de la base de données de travail : divers documents et objets numérisés

Faciliter la consultation physique et virtuelle

L’amélioration des conditions de consultation physique et virtuelle des archives de la Société des Arts constitue un axe prioritaire du projet. Entre mars 2016 et novembre 2018, l’institution a traité près de 120 demandes de renseignements historiques provenant de la communauté de la recherche, de musées, de bibliothèques, de médias, ainsi que de privés[10]. Environ 30% des demandes ont débouché sur des consultations sur place, tandis que le reste a été traité à distance.

Il est prévu que dans le courant de l’année 2019, l’inventaire détaillé soit progressivement mis en ligne sur une nouvelle plateforme Internet, enrichi d’un certain nombre de documents scannés. L’outil de recherche par mots-clefs de la plateforme sera élémentaire, offrant des critères tels qu’un ou plusieurs termes à exclure, un filtre par types de pièces (manuscrit, tapuscrit, imprimés, objet), ainsi qu’une échelle temporelle. Le site permettra par ailleurs de refléter d’un coup d’œil la variété des types de pièces comprises dans les ressources historiques de la Société des Arts au moyen d’un damier de vignettes disposées de manière aléatoire sur la page d’accueil, donnant accès à des notices comportant un document digitalisé.

Figure 3 : Plateforme de consultation de l’inventaire des archives : projet de page d’accueil

Dans un premier temps, l’objectif est de mettre à disposition en ligne environ 5 à 10% des archives de la Société des Arts, en ciblant le matériel le plus fréquemment demandé. A cet effet, le projet tient compte des besoins régulièrement exprimés par les chercheurs. A terme, la prise en charge des requêtes nécessitera sans doute l’engagement de ressources spécialisées et l’aménagement de conditions appropriées, actuellement à l’étude.

L’importance d’un programme d’activités annexes

En marge de la production de l’inventaire détaillé, colonne vertébrale du projet, des activités scientifiques et culturelles ont été programmées et organisées au Palais de l’Athénée en 2016, 2017 et 2018. Outre leur rôle de réflexion et d’émulation, ces activités ont donné la visibilité nécessaire pour, d’une part, faciliter l’émergence et le développement de partenariats avec des institutions scientifiques et patrimoniales (universités suisses et étrangères, musées, etc.), et d’autre part, souligner l’importance des ressources patrimoniales de la Société des Arts.

Une première exposition organisée du 9 au 26 novembre 2016, intitulée Lumière ! Incursions dans les collections de la Société des Arts, proposait ainsi d’interroger le rôle de l’institution dans le développement économique, social et politique de la région genevoise et plus largement européen dans la longue durée, depuis la fin du 18e siècle[11]. A celle-ci a succédé, du 12 septembre au 11 novembre 2018, l’exposition intitulée L’héritage insoupçonné d’Alfred Dumont (1828-1894), accompagnée de la proposition Point d’ombre du plasticien Benoît Billotte. Cette exposition retraçant la trajectoire artistique et institutionnelle d’un peintre et collectionneur, membre important de la Société, quasiment absent de l’historiographie, mais fort reconnu de son temps, a été l’occasion de procéder à la mise à niveau de l’inventaire des quelques 3'000 dessins léguées à la Société des Arts et aujourd’hui conservés au Cabinet d’arts graphiques des Musées d’art et d’histoire de Genève.

Par ailleurs, trois rencontres scientifiques couvrant des champs d’intérêt particuliers de la Société des Arts ont été organisées : les journées d’étude Penser/Classer les collections des sociétés savantes les 24 et 25 novembre 2016, le colloque Produire du nouveau ? Arts – Techniques – Sciences en Europe (1400-1900) (23-25 novembre 2017), et enfin du colloque Regards croisés sur les arts à Genève (1846-1896). De la Révolution radicale à l’Exposition nationale, les 2 et 3 février 2018. Chacune de ces manifestations est assortie d’une publication des actes.

Conclusion

L'intérêt des archives de la Société des Arts pour l’histoire de l’économie et des arts de la région genevoise a été mis en lumière grâce aux résultats intermédiaires du projet d'inventaire lancé fin 2015. Une fois réorganisé, décrit, et rendu plus facilement accessible, dès 2019-2020, ce riche matériel offrira la possibilité d’interroger plus avant des champs historiques liés, par exemple, au développement de la formation professionnelle, des instruments d’encouragement artistique ou de multiples aspects de l’agriculture.
Si une histoire de la Société des Arts de Genève dans la longue durée reste à écrire, c'est avant tout en replaçant cette plateforme de savoir dans son paysage institutionnel historique et contemporain, qu’elle mérite de l’attention. C’est en ce sens qu’est profilé le projet de valorisation et de conservation actuellement en cours.

Notes

[1] Sur l’histoire de l’association voir notamment : Jean-Daniel Candaux, R. Sigrist, « Saussure et la Société des Arts », in R. Sigrist (éd.), H.-B. de Saussure (1740-1799), Genève, Georg, 2001, p. 431‑452 ; Danielle Buyssens, La question de l’art à Genève : du cosmopolitisme des Lumières au romantisme des nationalités, Genève, La Baconnière Arts, 2008, p. 181 ; Serge Paquier, « La Société des Arts, transition entre deux ères », in Marc J. Ratcliff, Laurence-Isaline Stahl-Gretsch (dir.), Mémoires d’instruments, Genève, S. Hurter, 2011, p. 114-123 ; Sylvain Wenger, « Innover, pratique ‘connectée’. Regards sur la Genève du début du xixe siècle », in Bernard Lescaze (dir.), Genève 1816, une idée, un canton, AEHR, Carouge, 2017, p. 119-147, et Sylvain Wenger, « Encourager la nouveauté ? Aux origines de la Société pour l’avancement des arts, de l’agriculture et des manufactures de Genève », xviii.ch, Annales de la Société suisse pour l'étude du XVIIIe siècle, vol. 9/2018, numéro thématique La Suisse manufacturière au 18e siècle, éd. par Rossella Baldi et Laurent Tissot. Pour d’autres références nourries directement ou indirectement par les archives de la Société des arts, voir la bibliographie proposée dans la brochure Lumière ! éditée à l’occasion de l’exposition du même nom : Vanessa Merminod, S. Wenger, Lumière ! Incursions dans les collections de la Société des arts, Genève, Société des arts de Genève, 2016.

[2] Les premiers comités institués furent les Comités des arts, et de l’agriculture, avant que n’apparaissent dès 1787 le Comité de dessin, le Comité de mécanique, le Comité de chimie et le Comité rédacteur.

[3] Les membres de la Commission des archives sont Jean-Daniel Candaux, Fabia Christen Koch, Olivier Fatio, Barbara Roth-Lochner, Dominique Zumkeller et Etienne Lachat.

[4] Le solde est composé, notamment, de dossiers administratifs courants.

[5] Cette section a été rebaptisée Classe d'Agriculture et Art de Vivre à partir de 1976.

[6] Les volumes sont répartis entre les collections de la Classe d’Agriculture (environ 3'630 volumes), celles de la Classe des Beaux-Arts (environ 1'650) et celles de la Classe d'Industrie et Commerce (environ 1'480).

[7] Il s’agit de la Société genevoise d'utilité publique (SGUP) et la Société des Amis des Beaux-Arts, par exemple.

[8] On trouve en effet par exemple des essais et autres types de pièces sur la musique, la littérature, ou la poésie.

[9] Le périmètre initial correspond aux archives produites par la Société des Arts, ses classes ou des tiers, depuis les plus anciennes jusqu'à 1990 – cette borne temporelle étant provisoire. Les autres ressources historiques, telles que les imprimés de tiers réunis par les classes, ne sont à ce stade pas pris en compte. Par ailleurs, les références employées pour la description archivistique et les notices d’autorité sont, respectivement, les suivantes : Conseil international des archives (ICA), « ISAD(G) : Norme générale et internationale de description archivistique - Deuxième édition » (Ottawa, 2000), http://www.ica.org/fr/node/15291, et Conseil international des archives (ICA), « ISAAR (CPF) : Norme internationale sur les notices d’autorité utilisées pour les Archives relatives aux collectivités, aux personnes ou aux familles - Deuxième édition », 2004, http://www.ica.org/fr/node/15298 (Consultation le 12 décembre 2018).

[10] Environ 70 % des demandes proviennent de Suisse, le reste d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie, du Japon, d’Espagne, et de France.

[11] L’exposition a donné lieu à l’édition d’une brochure du même nom, disponible auprès du secrétariat de la Société des Arts.