La Perspective du Continuum des archives illustré par l’exemple d’un document personnel

Viviane Frings-Hessami, Monash University, Australie

La Perspective du Continuum des archives illustré par l’exemple d’un document personnel

Introduction 

La théorie du Continuum des archives développée en Australie peut apparaît complexe. Certains parmi les écrits de base sont compliqués, denses et parfois difficiles à suivre (Piggot, 2010 ; p. 180), et la littérature n’offre pas beaucoup d’exemples pratiques de son application. Dans les pays non-anglophones, la situation est exacerbée par des problèmes de traduction qui entraînent des confusions et par le manque de textes écrits par des auteurs qui se placent dans la tradition du Continuum. Dans cet article, je m’efforce de combler cette lacune dans la littérature archivistique francophone. Je me base sur mon expérience personnelle de six années passées à étudier, enseigner et faire des recherches sur le Continuum des archives à l’Université Monash où le modèle fut développé. Je présente une explication du Continuum des archives illustrée par un exemple simple que tous les lecteurs peuvent facilement relier à leur expérience personnelle, celui d’une photo de famille. Je discute différentes utilisations de cette photo par des utilisateurs divers à des moments et dans des endroits divers et pour des fins diverses et je montre comment une perspective de Continuum peut être appliquée à des documents personnels aussi bien qu’à des documents d’affaires et comment elle peut encourager un système de gestion des archives efficace, orienté vers l’avenir et qui permettra de remplir les besoins de tous les utilisateurs.

Le modèle du Continuum des archives

Le modèle du Continuum des archives (Records Continuum) fut développé à l’Université Monash à Melbourne en Australie dans les années 1990 par Frank Upward et ses collègues Sue McKemmish, Livia Iacovivo et Barbara Reed afin d’expliquer les contextes complexes dans lesquels les documents sont créés et gérés à l’ère du numérique et de représenter les différentes perspectives selon lesquelles des documents peuvent être perçus (McKemmish 2017; Upward, 1996, 1997). Il s’appuie sur une tradition qui remonte à la notion d’un continuum entre les documents et les archives articulée pour la première fois dans les années 1950 par Ian Maclean, le directeur de la section des archives de la Bibliothèque nationale d’Australie (Maclean 1959, McKemmish, 2017). Le modèle met l’accent sur la continuité entre les documents et les archives et conteste la notion que les archives ne comprennent que les documents qui ont été sélectionnés pour être préservés à perpétuité. Dans la tradition du Continuum, les archives sont considérées comme archives dès le moment de leur création (McKemmish et al., 2010) et le concept de recordkeeping (écrit en un mot) englobe la création et la gestion des documents et des archives durant toute la durée de leur existence et quels que soient les usages qui en sont faits (McKemmish 2017; McKemmish et al., 2010).

Étant donné que le terme « archives » en français peut aussi être appliqué aux documents d’archives dès le moment de leur création[1], j’ai choisi de traduire Records Continuum par « Continuum des archives » et recordkeeping par « gestion des archives »[2]. Ces deux expressions représentent bien l’idée que les documents qui ont le potentiel de devenir un jour des archives permanentes doivent être traités avec soin dès le moment de leur création. Le recordkeeping, dans la tradition du Continuum, inclut aussi la gestion des systèmes d’archivage qui doivent être développés en tenant compte des besoins de l’organisme et des exigences législatives et mis en place avant que les archives ne soient créées de sorte que quand les archives sont créées, elles peuvent être immédiatement captées dans des systèmes qui préserveront leurs caractéristiques essentielles (McKemmish, 2017). La captation dans des systèmes archivistiques et l’attribution de métadonnées situent les archives dans un contexte précis à un moment précis et leur donnent un caractère fixe. Cependant, les archives sont perçues comme étant « toujours en devenir » (always in a process of becoming) (McKemmish, 1994 : p. 200), c’est-à-dire qu’elles sont toujours susceptibles d’être transformées par des nouveaux utilisateurs dans des contextes nouveaux.

Les caractéristiques fondamentales du Continuum des archives qui le distinguent d’autres modèles sont ses quatre dimensions. Les quatre dimensions ne sont pas des phases ou des étapes et elles ne se suivent pas dans un ordre déterminé, contrairement aux étapes du cycle de vie ou aux trois âges des archives. Elles coexistent parce que les archives sont impactées par les actions de différents acteurs et parce qu’elles peuvent être perçues de manières différentes par des utilisateurs différents.

Les quatre dimensions du Continuum des archives sont généralement représentées par quatre cercles concentriques (figure 1). Dans la première dimension, celle de la Création, des transactions prennent place et laissent des traces sous la forme de documents ou d’inscriptions[3]. Dans la deuxième dimension, celle de la Captation, les documents sont captés dans des systèmes d’archivage qui les situent dans un contexte précis et ajoutent les métadonnées nécessaires pour qu’ils puissent être utilisés comme preuves des transactions qui ont été performées. Les documents deviennent ainsi des records, des documents d’archives[4]. Dans la troisième dimension, celle de l’Organisation, les documents d’archives de différents services sont intégrés dans un système d’archivage au niveau d’un organisme de sorte qu’ils constituent des archives qui pourront être utilisées comme preuve des fonctions performées par l’organisme. Dans la quatrième dimension, celle de la Pluralisation, les archives sortent en dehors des confins de l’organisme qui les a créées et gérées de sorte qu’elles peuvent contribuer à la mémoire collective de la communauté générale et être réutilisées de façons multiples.

Figure 1 : Les quatre dimensions du Continuum des archives

Étant donné que les dimensions coexistent dans le temps et l’espace, une représentation tridimensionnelle en forme de cône ou de sphère serait mieux appropriée pour représenter le Continuum des archives, mais elle serait plus difficile à dessiner et à utiliser comme un outil pédagogique. La représentation plate du Continuum des archives avec ses quatre cercles concentriques permet de représenter sur un diagramme différentes perspectives selon lesquelles un document peut être perçu et les voies diverses qu’il peut suivre comme Barbara Reed (2005b) l’a fait dans un des textes clés du Continuum des archives et comme je vais le faire dans la section suivante.

Une photo de famille

Tout document, que ce soit un document personnel ou un document politique de la plus haute importance, peut être interprété différemment par des personnes différentes. Le même document peut être utilisé de diverses façons ou peut être analysé selon des perspectives diverses. Je vais illustrer ceci par un simple exemple, celui d’une photo de mariage.

Figure 2 : Une photo de mariage

La photo présentée ci-dessus (figure 2) fut prise au mariage de Daniel et Sophie au mois de septembre 1996 par le photographe engagé pour prendre les photos du mariage avec un appareil photographique argentique. Plusieurs exemplaires furent imprimés pour le jeune couple qui choisit d’en garder un pour eux et de donner les autres à quelques-uns de leurs parents et amis. Chacune de ces photos est un document différent qui va suivre une trajectoire différente. Toutes ces trajectoires peuvent être représentées sur le diagramme du Continuum des archives. Prenons quelques exemples :

  1. Les mariés : Daniel et Sophie insèrent la photo dans leur album de mariage avec les autres photos de leur mariage. Pour chaque photo, ils indiquent les noms des personnes présentes et parfois ajoutent quelques commentaires. Pendant les premiers mois après leur mariage, ils gardent l’album sur une petite table dans leur salon et le feuillettent souvent. Après quelques mois, l’album trouve sa place définitive sur une étagère à côté de leurs autres albums photos.

  2. Les parents : Les parents de Sophie reçoivent une photo. Ils la mettent dans un de leurs albums photos avec d’autres photos du mariage et d’autres photos de Sophie. Ils indiquent la date du mariage, mais pas les noms des personnes présentes. Ils gardent cet album avec leurs autres albums qui contiennent des photos de famille.

  3. Une cousine : Daniel envoie une photo par courrier à sa cousine qui habite en Australie. Elle la garde dans l’enveloppe avec laquelle elle est arrivée. Quoiqu’elle soit contente de la recevoir, elle ne prend pas le temps de la mettre dans un album photo et n’écrit pas la date, l’endroit ou les noms des personnes derrière la photo. Elle garde cette enveloppe dans une boîte avec les lettres envoyées par sa famille.

  4. Une amie : Sophie donne une photo à une de ses amies qui l’insère dans un album de souvenirs qui contient des photos de ses amies d’école. Elle indique le lieu, la date et le nom des personnes qu’elle connaît et décore la page avec des petits dessins. Elle garde cet album sur une étagère dans sa chambre.

Représentons maintenant ces actions sur le diagramme du Continuum des archives. Chacune des trajectoires commence dans la première dimension, mais chacune suit un chemin séparé puisque les photos sont captées dans des systèmes différents. La photo en possession de Daniel et de Sophie est insérée dans leur album de mariage (ligne rouge sur la figure 3). La copie donnée aux parents de Sophie est incluse dans un album de photos de Sophie (ligne verte), la copie donnée à l’amie de Sophie dans un album de souvenirs (ligne orange) et la photo envoyée à la cousine de Daniel dans une enveloppe (ligne bleue).

Figure 3 : Quatre utilisations de la photo

Aucune de ces photos n’est pluralisée. Aucune n’est rendue accessible en dehors du cercle de la famille et des amis proches du couple de jeunes mariés. Le mariage a eu lieu en 1996. Personne n’a utilisé un appareil photographique numérique.

Toutefois, en 2016, Sophie décide de numériser la photo, de la télécharger sur sa page Facebook et de la mettre en publication publique. Ceci constitue un nouvel usage de la photo qui, à son tour, rend d’autres usages possibles. L’acte de numériser la photo crée un nouveau document et implique un retour à la première dimension et le début d’une nouvelle trajectoire pour ce nouveau document qui est représentée en rouge sur la figure 4. La disponibilité de la photo sur Facebook, à son tour, rend d’autres usages de la photo possibles pour d’autres utilisateurs. Des amis de Sophie peuvent télécharger la photo et la partager sur un autre média social. Des personnes qui ne connaissent pas Sophie, mais s’intéressent à la mode des années 1990 ou qui collectionnent les photos de mariage, ou les photos de chapeaux, etc., peuvent copier la photo et l’inclure sur leur site. Deux exemples sont représentés en bleu et en vert sur la figure 4. Dès lors que la photo est rendue publique, particulièrement si elle est disponible sur Internet, il est difficile de mettre des limites à sa réutilisation pour des usages variés.

De nos jours, il est courant de prendre des photos et de les télécharger immédiatement sur des médias sociaux. Dans ces cas-là, les photos peuvent passer de la première à la quatrième dimension en une nanoseconde (Upward et al., 2018). Les quatre dimensions peuvent être passées d’une manière pratiquement simultanée, ou la deuxième et la troisième dimensions peuvent être sautées. Des photos peuvent être rendues publiques sans avoir été proprement captées dans un système, c’est-à-dire sans que des métadonnées leur aient été ajoutées (automatiquement ou manuellement) et sans qu’un système de classification leur ait été appliqué.

Figure 4 : Téléchargement de la photo sur des médias sociaux

Tous les exemples dont nous avons parlés jusqu’ici regardent la photo comme un souvenir du mariage. Cependant, il est possible d’envisager qu’elle pourrait être utilisée comme preuve de quelque chose d’autre. Par exemple, supposons que la dame derrière les mariés sur la photo, cousine Anita, est accusée d’avoir tué son mari ce jour-là. Elle pourrait présenter la photo comme preuve qu’elle a assisté au mariage et par conséquent qu’elle n’aurait pas pu être à ce moment-là à l’endroit où son mari a été tué, à 200 kilomètres de là. Dans ce cas, la photo serait reçue comme preuve par les policiers en charge de l’enquête qui l’incluraient dans le dossier de l’enquête. La capture de la photo dans ce dossier serait accompagnée de l’ajout de métadonnées différentes de celles que l’on peut trouver dans des albums photos privés pour la relier à l’enquête judiciaire. En particulier, le moment exact où la photo fut prise serait un élément crucial pour son utilisation comme preuve et le sort d’Anita pourrait dépendre de la présence ou de l’absence de ces métadonnées. Le nom du photographe serait également important parce qu’il pourrait être appelé à témoigner. La photo serait captée dans le système de gestion des documents de la police judicaire et pourrait être présentée au tribunal si la police décide de lancer des poursuites judiciaires contre Anita. Elle serait aussi organisée dans les archives de la police et du tribunal et, après un certain temps pourrait être transférée aux archives nationales (ou cantonales, départementales, etc.) selon la procédure en place dans la juridiction concernée (figure 5). L’utilisation de la photo dans des reportages médiatiques sur l’enquête pourrait aussi l’amener dans la quatrième dimension du Continuum (ligne pointillée sur la figure 5).

Figure 5 : Utilisation de la photo comme preuve

Les albums de photos de mariage, par contre, ne seront vraisemblablement jamais transférés dans un service d’archives. A moins que Sophie ou Daniel ne devienne un jour une célébrité et que quelqu’un ne décide de constituer des archives sur eux !

Il serait aussi intéressant de considérer ce qui adviendrait des photos en cas de divorce, celle en possession de Sophie et Daniel, et celles données à leurs parents et amis. Elles pourraient être détruites, ou déchirées en deux, ou enlevées des albums, ou les albums pourraient être mis au grenier. Elles pourraient donc commencer chacune une nouvelle trajectoire dans un nouveau contexte.

Une autre utilisation de la photo qui n’aurait pas pu être prévue au moment du mariage est celle que j’en fait dans cet article. J’ai pris la photo que Daniel m’avait envoyée en 1996 et je l’ai numérisée pour l’inclure dans cet article. Cette copie numérique de la photo est un nouveau document qui commence une nouvelle trajectoire dans la première dimension du Continuum des archives. Elle est utilisée pour un but totalement différent de celui pour lequel elle avait été créée puisque je l’utilise dans une fin pédagogique, pour expliquer le Continuum des archives. Je l’ai copiée et captée dans un document sur mon ordinateur et organisée avec les autres documents dont j’ai besoin pour écrire cet article. Son inclusion dans l’article, quand il est publié en accès libre, la porte dans la quatrième dimension puisqu’il la rend accessible à tout le monde. Dès lors, la réutilisation à fin pédagogique d’une photo qui n’était pas destinée à être vue en dehors du cercle de la famille et des amis du jeune couple en fait un exemple de réutilisation et de pluralisation d’une archive et la rend susceptible d’être réutilisée par les lecteurs de l’article pour la même fin ou pour d’autres fins.

Figure 6 : Utilisation de la photo dans cet article

L’exemple de cette photo de mariage et de ses réutilisations illustre comment un document peut être perçu et utilisé différemment par différents utilisateurs à des moments différents et dans lieux différents. Toutes les utilisations de la photo peuvent être représentées séparément ou conjointement sur le diagramme du Continuum des archives. Chaque utilisation et réutilisation commence un nouveau parcours pour un nouveau document dans la première dimension du Continuum des archives, celle de la Création. La plupart de ces réutilisations de la photo passent par la deuxième et la troisième dimension, celles de la Captation et de l’Organisation, quand les archives sont captées dans un système (formel ou informel) et des métadonnées leurs sont ajoutées et quand elles sont organisées en fonction d’un système de classification (formel ou informel) qui permettra de les localiser. Mais seulement certaines d’entre elles atteignent la quatrième dimension, celle de la Pluralisation, parce que la décision de rendre les archives publiques est un choix que les utilisateurs peuvent faire dans chaque cas (tout en respectant les contraintes légales, réglementaires ou socio-culturelles qui peuvent s’appliquer).

Les dimensions du Continuum des archives

Les exemples d’utilisations de la photo de mariage détaillés ci-dessus ont présenté une explication linéaire de la trajectoire suivie par chacune des photos. Cependant, les quatre dimensions du Continuum des archives sont toujours présentes à tout moment et peuvent impacter sur les archives à tout moment (Reed, 2005a : p. 179). La création d’archives est influencée par des considérations qui proviennent de la troisième et de la quatrième dimensions. Pour que les archives soient gérées d’une manière efficace, il doit y avoir en place un système prêt à accueillir ces archives. Ce système doit avoir été développé de manière à ce que la création et la gestion d’archives puissent se conformer aux obligations légales, réglementaires, contractuelles et socioculturelles que les archives doivent respecter. Ces obligations proviennent soit de la quatrième dimension (les lois que l’organisme doit respecter et les attentes sociales et culturelles de la communauté), soit de la troisième dimension (les règles établies par l’organisme pour la création et la gestion de ses archives).

Les obligations que les organismes publics et les entreprises privées doivent respecter sont généralement évidentes et clairement articulées. Les organismes publics et privés doivent respecter les lois qui requièrent qu’ils produisent et conservent certains documents d’archives pour une période déterminée ou, dans certains cas, à perpétuité, comme preuves de leurs activités, et ils doivent respecter les lois sur l’accès à l’information et sur la protection des données à caractère personnel. Ces lois émanent de la quatrième dimension. D’autre part, les organismes qui produisent et gèrent de larges quantités de documents doivent avoir des règles en place au niveau de l’organisme pour régler la gestion de ces documents. Ces règles font partie de la troisième dimension. Ainsi des lois de la quatrième dimension et des règles de la troisième dimension déterminent quelles archives les organismes créent (dans la première dimension), comment ils les absorbent dans leurs systèmes (dans la deuxième dimension) et comment ils les gèrent (dans la deuxième et la troisième dimensions).

La façon dont des considérations de la troisième et de la quatrième dimensions impactent sur les documents personnels n’est pas aussi évidente, mais certaines de ces considérations exercent aussi une influence. Par exemple, les considérations de protection des données à caractère personnel (qui viennent de la quatrième dimension) peuvent aussi influencer la gestion des archives personnelles (dans les 3 autres dimensions) et la décision de les partager ou de ne pas les partager. En outre, la manière dont un individu ou une famille organisent leurs archives et les raisons pour lesquelles ils les gardent (qui sont des facteurs qui relèvent de la troisième dimension) peuvent aussi influencer leur décision de créer ou de ne pas créer des archives (dans la première dimension) et de les capter ou de ne pas les capter dans un système formel ou informel (dans la deuxième dimension). Inversement, la manière dont les archives ont été créés et captées (dans les deux premières dimensions) influence les utilisations futures de ces archives (dans la troisième et la quatrième dimensions).

Les axes du Continuum des archives 

Les diagrammes présentés ci-dessus ont omis les axes et les 16 éléments que l’on trouve sur la représentation originelle du modèle du Continuum des archives. Cette omission est intentionnelle. L’inclusion des axes et des noms des éléments à l’intersection des axes et des dimensions compliquent le modèle et engendrent de nombreuses confusions à propos de la signification de ces éléments qui détractent l’attention des caractéristiques fondamentales du modèle. Néanmoins, dans cette section,  je vais maintenant expliquer brièvement les quatre axes.

Figure 7 : Le Continuum des archives

(adapté de Upward, 1996 et Upward et al., 2018)

L’axe de l’identité représente les acteurs et les organismes qui jouent un rôle dans la création et la gestion des archives : les acteurs dans la première dimension, les unités administratives dans la deuxième dimension, l’organisme dans la troisième dimension et l’institution qui accueille les archives quand elles sortent de l’organisme dans la quatrième dimension. L’axe de l’opérationnalité permet de représenter les actions et les processus qui sont appliqués aux archives et les interactions de toutes sortes entre les acteurs et les institutions : les transactions dans la première dimension, les activités auxquelles ces transactions se rapportent dans la deuxième, les fonctions que l’organisme effectue dans la troisième, et la fonction ambiante que les archives servent quand elles sont partagées dans la quatrième dimension. Sur l’axe des contenants d’archivage, sont représentés les documents et leurs agrégations: les documents ou inscriptions dans la première dimension, les documents d’archives (records) dans la deuxième dimension, les fonds d’archives dans la troisième dimension et les collections d’archives dans la quatrième dimension. Sur l’axe de l’évidentialité sont représentées les qualités probantes des archives : la trace qu’elles laissent qu’une transaction a eu lieu dans la première dimension, qui devient une preuve quand le document d’archives est capté dans un système d’archivage dans la deuxième dimension, puis contribue à la mémoire organisationnelle de l’organisme (ou à la mémoire personnelle d’un individu) dans la troisième dimension et enfin à la mémoire collective de la communauté dans la quatrième dimension.

Les noms des éléments inclus sur le diagramme ne sont pas importants. Ce qui est important, c’est de comprendre ce qu’ils représentent et où ils se situent dans les dimensions du Continuum. Il peut être difficile de les traduire et de trouver des équivalents dans des contextes archivistiques et culturels différents. Les quatre éléments sur l’axe des contenants d’archivage sont les plus difficiles à traduire en français parce que la tradition archivistique francophone est basée sur une conception différente de la tradition anglophone de ce que constitue des « archives » (Ketelaar, 2006) et parce qu’il n’y a pas d’équivalent exact en français pour le terme records. Cependant, quels que soient les termes qu’on utilise pour traduire les quatre termes document, record, archive et archives, ce qui importe c’est leur association avec les processus de création, de captation dans un système, d’organisation au niveau de l’organisme et d’incorporation dans un système plus large en dehors de l’organisme. Je les ai traduits ici par « document », « document d’archives », « fonds d’archives » et « collections d’archives ». En outre, il est aussi important de noter que ces termes font référence à des documents et à des agrégations de documents, et non pas à des lieux. La notion de lieu est une notion qui n’est pas considérée importante dans la théorie du Continuum. Les archives sont des archives quel que soit l’endroit où elles se trouvent (Cunningham, 2017; Upward, 1996).

La Perspective du Continuum des archives

La perspective du Continuum des archives peut être appliquée dans des domaines très divers, des documents personnels aux archives d’État, en passant par des documents d’affaires de toutes sortes, et dans des contextes culturels variés (Frings-Hessami, 2017, 2018a, 2018b). Elle est basée sur l’idée que nous devons penser, avant même que des archives ne soient créées, à toutes les personnes qui pourront avoir besoin de ces archives et à toutes les utilisations possibles dont elles pourront faire l’objet. Dès lors, les systèmes archivistiques qui seront développés pour gérer ces archives devront permettre la création des archives dont les utilisateurs pourront avoir besoin, la captation des métadonnées nécessaires pour les situer dans leur contexte et pour les trouver quand les utilisateurs en auront besoin, et la conservation des archives pour aussi longtemps qu’elles seront nécessaires. Les systèmes devront aussi protéger les droits que tous les acteurs pourront avoir sur ces archives, c’est-à-dire qu’ils devront protéger leurs droits sur les données à caractère personnel, leurs droits d’utiliser ces archives, mais aussi leurs droits de trouver dans ces archives les informations dont ils auront besoin, ce qui implique que des archives qui contiennent ces informations auront été créés et préservés de manière appropriée[5].

L’exemple d’une photo de mariage présenté dans cet article montre comment la perspective du Continuum des archives peut être appliquée à un document personnel et aux multiples utilisations et réutilisations dont il peut faire l’objet. Ce faisant, il illustre l’importance de prendre en considération toutes ces utilisations possibles quand un document est créé et, préférablement avant qu’il ne soit créé. L’importance d’avoir un système en place qui pourra absorber et gérer les archives est exacerbée dans le cas des archives numériques qui sont plus fragiles que les archives analogiques. Les archives numériques ne peuvent pas être négligées de la même manière que les documents papiers le pouvaient autrefois. Les copies analogiques de la photo dont nous avons parlé auraient pu être oubliées pendant des années dans les albums photos, mais, excepté en cas d’incendie ou d’une autre catastrophe, elles auraient toujours été disponibles quand la famille aurait voulu les regarder. Par contre, s’il s’agissait d’une photo numérique, il aurait été bien probable que vingt ans plus tard, ou même cinq ans plus tard, son propriétaire n’aurait plus eu accès à la technologie nécessaire pour la regarder. Quoi qu’il en soit, si personne n’avait pensé à engager un photographe pour le mariage ou si personne n’avait fait les efforts nécessaires pour conserver les photos, nous n’aurions pas de preuve photographique du mariage, pas de photos que la famille pourrait regarder comme des souvenirs, et plus sérieusement dans le cas d’Anita, pas de preuve qu’elle avait assisté au mariage. L’exemple de la photo de mariage illustre donc la nécessité de penser aux futurs usages et aux futurs utilisateurs d’un document dès le moment de sa création et de le capturer dans un système qui permettra de répondre aux besoins des utilisateurs futurs.

Bibliographie

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Notes

[1] Je me base ici sur la définition des archives dans la loi française du 3 janvier 1979 comme étant : « [l]’ensemble des documents, quelque soient leur date, leur forme at leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, et par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité » (Loi n° 79-18 du 3 janvier 1979 sur les archives, Article 1).

[2] Recordkeeping est traduit par « archivage » dans la norme internationale ISO 15489 et dans la norme européenne MoReq2. Toutefois, j’ai choisi de ne pas utiliser cette traduction parce que dans la pratique française le terme est généralement utilisé spécifiquement pour désigner les opérations physiques de mise en archives et non pas la gestion des archives depuis le moment de leur création et au cours de tous les usages qui en sont faits.

[3] Les écrits récents de Frank Upward parlent d’« inscriptions » (Upward et al., 2018 : p. 193), plutôt que de documents, un terme plus englobant qui capture l’idée que l’action de création peut laisser une trace sur des supports divers.

[4] Dans cet article, je traduis généralement le terme records par « archives ». Cependant, quand je fais une référence spécifique à la deuxième dimension du modèle du Continuum des archives et que je veux rendre l’idée que des documents sont captés dans un système pour être préservés comme archives, je le traduis par « document d’archives ».

[5] De sérieux problèmes peuvent résulter du fait que les documents que des utilisateurs potentiels voudraient consulter n’ont jamais été créés parce que les organismes qui géraient les fonctions auxquels ces documents devraient se rapporter ne pensaient pas qu’il était utile de les créer. Telle est la situation du secteur de la protection de l’enfance en Australie au vingtième siècle (Golding, 2016 ; Swain & Musgrove, 2012).