Consommer l’information : de la gestion à la médiation documentaire

Siham Alaoui, M.S.I., Étudiante au doctorat en archivistique, Département des sciences historiques, Université Laval, Québec (QC), Canada

Consommer l’information : de la gestion à la médiation documentaire

Les développements technologiques ont changé les rapports entre les archivistes, les archives et le grand public. La fonction des archives se modifie dans la société, d’autant plus que l’archiviste, ce gardien de la mémoire, jouit désormais de nouveaux rôles socioculturels dans la médiation documentaire. Les usagers changent de positionnement : autrefois des simples récepteurs passifs de l’information documentaire, ils deviennent des sujets numériques qui participent activement à la chaîne archivistique. Une telle participation oriente l’archivistique vers une nouvelle posture épistémologique, celle de la collaboration et de l’ouverture. Elle dicte la révision des mécanismes de la diffusion des archives et les modalités de leur exploitation. Cet ouvrage est un recueil des réflexions d’un ensemble de spécialistes, issues des présentations faites sur la thématique abordée au 45ème congrès de l’Association des archivistes du Québec (AAQ), tenu le 13, 14 et 15 juin 2017 sous le thème : Consommer l’information, de la gestion à la médiation documentaire. Il est édité par Martine Cardin et Anne Klein, respectivement professeures titulaire et agrégée en archivistique au département des sciences historiques de l’Université Laval. L’ouvrage est structuré en deux grandes parties : la première, plus courte, aborde les postures épistémologiques et éthiques de l’archivistique collaborative, tandis que la deuxième traite de la médiation documentaire entre les institutions, les archivistes, les archives et les usagers.

Martine Cardin et Christian Desîlets, en exposant le cas des archives de la publicité, abordent une nouvelle perspective de l’archivistique à l’ère du numérique, soit celle de l’archivistique ouverte. Cette nouvelle approche retrouve ses bases dans les fondements du marketing ouvert. Elle est issue d’un besoin de valorisation des archives, intervention qui nécessite désormais l’implication de l’usager et qui induit une médiation documentaire multidirectionnelle entre les parties prenantes d’un système d’exploitation des archives. Didier Devriese s’attarde sur la valeur du document d’archive et considère qu’elle n’est pas jugée seulement par le producteur de celui-ci, mais aussi par son usager. Il rappelle que les métadonnées documentant le contexte de création des documents d’archives favorisent leur réexploitation et leur restitution par les usagers actuels et potentiels. Il conclut que l’archiviste n’est pas le seul acteur à intervenir dans la médiation documentaire, puisque c’est aussi à l’usager qu’incombent la responsabilité de l’évaluation des archives et l’interprétation de leur signification. Jean-Philippe Legois rejoint la même conception de médiation collaborative, mais se positionne plutôt dans la sphère des témoignages oraux. Il se sert de l’exemple de la Cité des mémoires pour illustrer les particularités de la mémoire collective estudiantine en France et les enjeux liés à sa préservation. Dans ce sens, il évoque l’expression de l’archivistique intégrale pour mettre en avant le rôle de l’archiviste dans la constitution et la préservation de la mémoire sociétale à travers la collecte d’archives privées en lien avec les activités des institutions publiques. Toutefois, l’archiviste n’y est pas un intervenant unique puisque la gestion et la sauvegarde de la mémoire collective orale fait également appel à d’autres intervenants, dont les producteurs et les usagers.

Guillaume Boutard examine la médiation documentaire sous la loupe de la conservation collaborative et distribuée des œuvres musicales numériques. L’auteur souligne le principal défi lié à la conservation des œuvres musicales numériques : d’être en mesure d’étudier et de réinterpréter une œuvre, et non seulement de conserver une performance unique à travers la captation d’un événement. L’auteur explique la tension entre l’œuvre artistique et le cycle de vie de sa conservation, et souligne l’importance d’une médiation documentaire adaptée à la nature de telles œuvres. Après l’exposé d’une étude de cas, il met l’accent sur la collaboration dans les pratiques de la conservation des œuvres musicales numériques, et ce, dans un contexte de médiations technologiques.

Sylvain Senécal aborde une autre facette de la médiation documentaire, celle de la tension entre la préservation et l’oubli. Il postule que la mémoire revêt des aspects sociaux qui soutiennent les processus de la réinvention des connaissances. Elle constitue aussi un fruit de la transaction entre l’individu et la société. Son intelligibilité et sa valeur sont déterminées non seulement par l’archiviste, mais aussi par les créateurs/producteurs des archives. Ainsi importe-t-il d’établir une chaîne de médiation documentaire continue entre ces divers acteurs.

À l’ère du numérique, la médiation documentaire collaborative fait naître de nouvelles responsabilités pour les institutions culturelles et les archivistes à l’égard des usagers. C’est dans ce contexte que Paul Servais s’interroge sur l’avenir de la profession de l’archiviste et la relation de celui-ci avec les usagers. Les réflexions de l’auteur mobilisent les constats tirés d’un projet nommé : Archives et archivistes dans 15 ans. Selon lui, l’archiviste n’est plus perçu comme un simple gardien du trésor des archives : ses missions vont au-delà du périmètre des institutions publiques pour englober patrimoine et mémoire au service de la société. Il endosse un rôle plus actif dans la médiation documentaire avec les usagers, et ce, dans la diversité de leurs profils.

Stéphan La Roche fait le portrait de l’expérience du Musée de la civilisation dans la médiation documentaire/culturelle à l’ère du numérique. Il s’attarde sur les enjeux du numérique dans le milieu de la culture et du patrimoine, et met l’emphase sur la réingénierie culturelle des rôles et fonctions associés à la conservation de la mémoire publique. Il postule que la mise en ligne des œuvres ne garantit pas leur intelligibilité : c’est le point sur lequel les musées sont appelés à redéfinir leurs rôles. Le numérique autorise une dimension supplémentaire : il ouvre les portes au grand public pour s’impliquer dans le processus de l’établissement des interactions entre les contenus et les contextes. L’auteur expose ensuite l’expérience du Musée de la civilisation et ses interventions dans le cadre de la transition vers le numérique et la redéfinition des responsabilités qu’il implique pour les archivistes et les conservateurs du patrimoine.

Laure Amélie Guitard, en présentant les résultats de sa recherche doctorale, définit la médiation culturelle dans un contexte différent, celui de l’entrevue de référence entre l’archiviste et l’usager. Inspirée de la conception muséologique, l’auteure voit la référence comme un acte de communication. Elle liste et décrit les étapes et l’entrevue de référence et les concrétise par des exemples pertinents. Elle démontre que, finalement, l’archiviste est à la fois un agent de médiation culturelle (i.e. transmission des archives) et sémantique (i.e. transmission du sens en décortiquant la portée du besoin informationnel de l’usager et en lui suggérant les sources d’archives qui répondent le mieux à ses attentes).

Annaëlle Winand discute de l’exploitation des archives audiovisuelles numériques par les artistes dans le cadre du cinéma de réemploi, et plus précisément dans l’optique de la production des films expérimentaux. Elle projette un regard archivistique sur le travail du cinéaste Bill Morrison. Elle analyse l’œuvre Decasia sous quatre facettes, soit la matérialité, le contexte, le dispositif et le rôle assigné au public. Sa réflexion débouche sur le constat selon lequel la dimension affective de l’archive intervient dans le processus de la médiation documentaire, et ce, dans la mesure où elle incite le spectateur à devenir une partie intégrante de l’œuvre artistique.

Anne Klein et Yvon Lemay s’intéressent à la question de la diffusion et de l’exploitation des archives. Ils mettent tout d’abord le point sur l’évolution de l’archivistique, de la conception classique à la vision postmoderne. Cette transition redéfinit les missions de l’archiviste dans un vecteur sociétal plutôt qu’institutionnel. Les auteurs présentent le projet Archives et création (de 2013 à 2016) visant à étudier l’exploitation des archives numériques comme un levier à la construction de l’espace de médiation à créer entre l’archiviste et l’usager. Afin de valoriser l’exploitation dans la chaîne archivistique, ils proposent une révision du modèle australien de la gestion documentaire, soit le Records Continuum, en ajoutant cette fonction (i.e. exploitation) aux quatre autres dimensions comme dimension dialectique.

Le sujet de l’ouvrage s’inscrit dans la continuité de la polémique sur le repositionnement de l’archiviste dans une perspective de transition entre les sphères institutionnelle et sociétale, de même que sur le numérique et l’essor des pratiques culturelles. Aussi, il devient de plus en plus crucial de se focaliser sur l’usager qui est désormais perçu comme un acteur numérique actif dans la médiation documentaire. La diversité des perspectives adoptées par les auteurs constitue la richesse de l’ouvrage: les contributeurs se positionnent tantôt dans la perspective des sciences historiques, tantôt dans celle des sciences de l’information, de la muséologie, voire même des sciences sociales connexes, telles que la communication, les études cinématographiques et la musique. Toutefois, tous se rejoignent dans la même idée : percevoir l’usager au centre de la médiation documentaire, valoriser le rôle de l’archiviste dans la société et encourager l’esprit de collaboration archivistique. La variété des approches épistémologiques justifie bien à quel point l’archivistique est une discipline souple qui s’insère dans l’interdisciplinarité avec les autres sciences humaines et sociales.

L’aspect novateur de cet ouvrage réside dans la nouvelle approche de l’archivistique, soit celle de l’archivistique ouverte. Elle résulte de l’interdisciplinarité entre l’archivistique et le marketing ouvert. Cette nouvelle conception axée sur la collaboration, témoigne de la nécessité de la concertation des interventions archivistiques d’un ensemble d’acteurs, et non seulement l’archiviste. Aussi, elle implique le sens multidirectionnel selon lequel la médiation documentaire se réalise, où le consensuel en devient la pierre angulaire. Cet ouvrage est ainsi une référence incontournable pour la communauté archivistique – scientifique et professionnelle – qui s’intéresse aux mutations archivistiques actuelles, notamment dans une perspective sociétale.

Bibliographie

Cardin, Martine et Anne Klein. 2018. Consommer l’information : de la gestion à la médiation documentaire. Québec : Presses de l’Université Laval, 181p. ISBN : 139782763739243