Les archives démocratiques

Andreas Kellerhals, Directeur des Archives fédérales suisses 

Aude Thalmann, traductrice

Les archives démocratiques

En Europe, les archives sont des archives de démocraties. Sont-elles pour autant des institutions démocratiques ? Doivent-elles ou peuvent-elles être démocratiques ? Aujourd’hui, les archives sont aussi des archives de la société de l’information. Sont-elles pour autant numériques ? La démocratie numérique constitue-t-elle l’accès au paradis de l’information ? Répondre spontanément à ces questions par l’affirmative semble difficile. Pour ce qui est de la thématique principale – les archives démocratiques – la réponse dépend dans une large mesure de ce que l’on entend par démocratique, des attributs que l’on associe à la démocratie. Comme le montrent (malheureusement) de nombreux exemples d’États de non-droit et de dictatures, les archives ne sont en soi ni démocratiques ni des institutions de la démocratie.

S’interroger sur la nature démocratique et numérique des archives ne vise pas à analyser des aspects techniques ou organisationnels. Il s’agit plutôt d’examiner les conditions de production et d’utilisation de l’information qui se cachent derrière les notions de cyberdémocratie, d’administration 4.0, des sciences participatives et d’autres néologismes du même ordre [1]. Nous allons apporter un éclairage sur ce point à partir de l’exemple des Archives fédérales suisses.

Il y va notamment de la possibilité de s’approprier le passé pour construire son identité, des débats sur ce passé et de leurs conséquences pour le présent et pour l’avenir. Une société pluraliste se doit de créer les conditions nécessaires à l’établissement d’une vision pluraliste de l’histoire[2]. Une politique de mémoire orientée est une politique qui réduit la démocratie. Pour construire la mémoire collective, l’archivage doit renforcer ce pluralisme en intégrant aussi des traces alternatives d’actions et de décisions[3]. En d’autres termes, il s’agit d’éviter que « les archives […] soient créées, exploitées et utilisées comme des institutions de l’infatuation, de la vengeance, de l’indignation et du ressentiment  », que l’archivage soit utilisé « cryptodémocratiquement » essentiellement pour consolider le monopole de l’information, comme complément indispensable du monopole du pouvoir[4].

Pour ce qui est du caractère démocratique des archives, la formulation de Jacques Derrida me semble constituer – compte tenu des différentes définitions de la démocratie et de la diversité des États qui se disent démocratiques – un bon point de départ[5] : « Nul pouvoir politique sans contrôle de l’archive, sinon de la mémoire. La démocratisation effective se mesure toujours à ce critère essentiel : la participation et l’accès à l’archive, à sa constitution et à son interprétation. »[6]

Au-delà du lien de dépendance entre pouvoir politique et contrôle sur les archives ou sur la mémoire, deux aspects clés du travail en archivistique sont abordés ici : l’évaluation et la sauvegarde des informations d’une part, l’organisation de l’accès et l’accessibilité des informations d’autre part.

Accès aux archives selon la loi

Commençons, en parcourant le cycle de vie des informations à l’envers, par la question de l’accès aux archives. Un éclairage peut être apporté d’un point de vue juridique / théorique (accès) et d’un point de vue pratique (accessibilité). Le cadre légal est fixé par la loi fédérale sur l’archivage (LAr) du 16 juin 1998 (RS 152.1)[7]. Historiquement, cette loi s’inscrit dans la tradition de la première loi sur l’archivage, fondatrice des archives nationales françaises, à savoir la loi du 7 messidor an II (25 juin 1794) concernant l’organisation des archives établies auprès de la représentation nationale, dont l’art. 37 définit le libre accès aux archives : « Tout citoyen pourra demander dans tous les dépôts, aux jours et aux heures qui seront fixés, communication des pièces qu'ils renferment : elle leur sera donnée sans frais et sans déplacement, et avec les précautions convenables de surveillance. »[8] Ce principe, révolutionnaire à l’époque et qui tombe sous le sens aujourd’hui, est repris à l’art. 9 de la LAr (Principe de la libre consultation et délai de protection) : « Les archives de la Confédération peuvent être consultées librement et gratuitement par le public après l’expiration d’un délai de protection de 30 ans ».

Les Archives fédérales suisses, qui ont succédé aux Archives centrales de la République helvétique, ont ainsi créé un point de rattachement à l’époque de la Révolution. La LAr s’éloigne toutefois du principe d’accès énoncé encore dans l’ancien règlement relatif aux archives fédérales, selon lequel « les documents […] sont accessibles au public après l’expiration d’un délai de 35 ans, à la condition toutefois que des intérêts publics ou privés importants ou dignes d’être protégés ne soient pas mis en péril ». Des autorisations dérogeant au délai général de 35 ans pouvaient néanmoins être accordées « à des fins scientifiques »[9]. Dans la nouvelle loi, les restrictions d’accès sont reléguées au second plan et les conditions particulières pour le champ des sciences supprimées. Ce changement est à mettre au compte de la nouvelle place occupée par le droit d’archivage dans la systématique du droit : la LAr ne régit plus simplement la documentation, elle est devenue une composante essentielle de l’ordre juridique fondamental, de la liberté d’information et d’opinion[10]. Avec cette nouvelle base légale, les scientifiques se retrouvent au même niveau que les autres citoyens[11].

Si ce cadre légal donne une définition abstraite de l’accès aux archives, l’accessibilité pratique demeure dépendante des prestations fournies par les archives. L’art. 10 de l’ordonnance relative à la loi sur l’archivage (OLAr) précise ce que comprend le droit de consulter les archives : la consultation des instruments de recherche, la consultation des documents et leur reproduction, ainsi que la reproduction et l'exploitation des informations recueillies, sous réserve des dispositions relatives à la protection de la personnalité, en particulier de celles de la protection des données[12].

Les conditions légales de l’accès démocratique aux archives sont donc posées au niveau fédéral. La première étape consiste à concevoir un accès légalement démocratique aux archives, la seconde à le mettre en œuvre démocratiquement. Mais il convient tout d’abord de s’interroger sur ce à quoi précisément l’accès est accordé.

Constitution des archives : sélection, sauvegarde, description

Les archives auxquelles l’accès est accordé sont le fruit d’un processus de sélection comportant plusieurs étapes. L’administration n’enregistre pas tout ce qui a été pensé, débattu, décidé et communiqué dans le cadre de ses activités. À cela s’ajoute que seule une partie des informations susceptibles d’être archivées le sont effectivement[13]. La description des documents réellement versés aux archives restreint un peu plus les documents pertinents pour les utilisateurs. Les deux premières étapes de sélection – depuis longtemps objet d’une structuration active (mot d’ordre : gestion électronique des affaires) – sont irréversibles, tandis que la dernière, non moins importante, permet des rectifications.

La première étape de sélection, qui implique la participation des Archives fédérales, est l’évaluation. Comment faire pour qu’elle s’organise selon des principes démocratiques ? En matière d’évaluation, la LAr prévoit une coopération entre les Archives fédérales et les unités administratives qui produisent les informations. Chaque partie procède selon des critères d’appréciation différents. Les unités administratives évaluent la valeur archivistique des documents en fonction de critères juridiques et administratifs. S’appuyant sur des considérations historiques et sociales, les Archives fédérales placent quant à elles la constitution des archives dans une perspective à long terme. En cas de désaccord, les services administratifs ne doivent détruire aucun document qui mérite d’être archivé selon les Archives fédérales, tandis que ces dernières sont tenues d’archiver tous les documents proposés par les services administratifs[14].

Dans le cadre de l’administration numérique, ces décisions sont des décisions prospectives. Avant la création des documents, une pertinence potentielle est présumée en fonction de la catégorie d’affaires considérée (affaires avec atteinte aux droits fondamentaux, assorties de conséquences profondes ou irréversibles / difficilement réparables), ce qui permet d’optimiser les processus de sauvegarde après une évaluation positive. Si l’on dispose, fondamentalement, d’un temps suffisant pour corriger les évaluations, il est aussi possible d’éviter le versement aux archives (p. ex. si des données sensibles ont été enregistrées dans des dossiers qui n’étaient pas destinés à l’archivage). L’évaluation – même prospective – reste donc une décision délicate « qui a des conséquences finales »[15].

Démocratiser l’évaluation reviendrait en somme à étendre la participation des services qui produisent les informations et de ceux qui les archivent aux utilisateurs des informations. Si cela peut paraître simple, les problèmes suivants se posent :

  • Il ne peut y avoir évaluation que si les services producteurs accordent l’accès à leur système de classement et de gestion des documents. Si cela ne pose pas de problème aux Archives fédérales en interne, il n’est pas certain qu’une telle transparence soit appliquée vis-à-vis de tiers.
  • Les Archives fédérales ne peuvent se soustraire à leur responsabilité décisionnelle. La décision finale ne peut pas être prise en fonction de critères et d’intérêts variables ; le patrimoine archivistique doit afficher une cohérence à long terme.
  • Enfin, la question de la légitimité de la participation se pose. Qui peut participer ? Tous ceux qui le souhaitent ou seulement ceux ayant une qualification particulière ? Qui a une légitimité démocratique ? Les citoyennes et les citoyens ou toutes les personnes concernées ?

Répondre à ces questions ne pose pas de difficulté majeure. Ces aspects doivent être considérés sérieusement si l’on entend démocratiser l’évaluation de la valeur archivistique des documents. Le 10 novembre 2017, les Archives fédérales ont fait un premier pas dans ce sens en proposant un atelier sur le thème de la construction des routes nationales – un sujet certes non sensible, mais qui suscite beaucoup d’intérêt. L’atelier réunira, outre une délégation des Archives fédérales, des représentants d’autres archives (archives cantonales notamment), les utilisateurs intéressés (fédérations de transports, spécialistes de la construction routière, historiennes et historiens des transports) et les producteurs d’informations. Le sujet est intéressant non seulement parce que les intéressés sont nombreux et que les transports sont aujourd’hui au centre de nombreux débats, mais aussi parce qu’en 2008 les compétences en matière de construction routière ont été redéfinies et les attributions de l’Office fédéral des routes (OFROU) élargies[16]. Les archives cantonales détenaient auparavant dans ce domaine de nombreux documents qui n’étaient pas centralisés. Des conditions presque idéales pour la constitution coopérative et la structuration participative des archives. L’enjeu est donc de se concerter pour définir ce qui doit être conservé et entrer dans un inventaire des infrastructures routières historiques. L’objectif est de fournir plus de renseignements que la Table de Peutinger qui répertorie les principales routes et villes de l’Empire romain, sans pour autant tomber dans l’exagération et conserver chaque plan détaillé à l’échelle 1:10.

La constitution démocratique des archives implique donc bien plus qu’une simple publication des décisions d’évaluation : elle passe par une véritable participation, qui doit se substituer à la pratique actuelle des commentaires a posteriori. Mais qui dit participation ne dit pas nécessairement codétermination. Il ne s’agit pas de démocratiser entièrement la compétence en matière d’évaluation, même si l’on vise une amélioration de la qualité de la sélection[17].

Pour une sélection de qualité, il importe que les informations appropriées atterrissent dans les bons dossiers et que toutes les étapes essentielles des activités documentées soient disponibles sous une forme figée et donc archivable. Autrefois, les conversations téléphoniques étaient source d’informations peu ou non documentées. Le relais a été pris aujourd’hui par les SMS, les tweets et les autres communications éphémères via les réseaux sociaux. Malheureusement, les informations transmises via ces canaux parviennent trop rarement jusqu’aux archives et il y a suffisamment de raisons de penser que cela ne changera pas de sitôt. Une situation que les Archives fédérales cherchent à faire évoluer avec la gestion numérique des affaires, la création d’un écosystème informationnel permettant de conserver les traces documentaires voulues sans que cela implique de difficultés et contraintes particulières pour les acteurs. Grâce à la consolidation d’une gestion consciencieuse des affaires, à l’évaluation prospective et à la meilleure vue d’ensemble des informations à traiter, il est désormais possible d’avoir une idée de l’étendue des documents versés aux archives, d’identifier les lacunes et d’y remédier avant qu’il ne soit trop tard. Cela induit une amélioration non seulement théorique (évaluation), mais aussi pratique (versement des documents) de la constitution des archives.

Aux Archives fédérales, il n’y a pas que l’évaluation prospective qui s’effectue à partir des systèmes de classement (anciennement : cadres de classement). C’est aussi le cas pour l’activité de description. Les temps de la classification, de la description, du référencement et de l’inventorisation en interne sont révolus. Nous avions accusé un trop grand retard dans ces tâches d’une part, les coûts étaient trop élevés pour un accès qui n’offrait pas la meilleure efficacité d’autre part. Les bordereaux de versement et les séries des plans / cadres de classement sont aujourd’hui les principaux éléments d’orientation. Les instruments de recherche reflètent leur structure et leur terminologie (coexistence de plusieurs jargons techniques), ce qui a une incidence sur l’accessibilité pratique des archives.

Accessibilité des archives

La consultation libre des instruments de recherche est une condition essentielle de l’accès aux archives. Compte tenu du régime de protection des archives en vigueur, c’est aussi une condition sine qua non pour les demandes d’accès aux archives soumises au délai de protection[18].

La qualité de l’accessibilité dépend par ailleurs de la qualité des instruments de recherche et des outils de consultation. Les instruments de recherche ne permettent que partiellement une exploitation ciblée et efficace des archives. Ainsi, la logique de la provenance – malgré tous les avantages méthodologiques qu’elle présente – n’est pas une logique évidente, elle engendre souvent un certain hermétisme. Les inventaires les plus détaillés laissent rarement entrevoir toute la richesse des documents archivés qui seraient disponibles pour des utilisations non intentionnelles : en saisissant « Raubkunst » / « art spolié » / « looted art » dans la base de données des Archives fédérales, on obtient 44 occurrences, soit une toute petite partie des documents versés aux archives que Thomas Buomberger avait analysés en 1998, c’est-à-dire trouvés malgré les instruments de recherche existants[19].

Ici aussi, une plus grande participation serait envisageable. Comme le montrent différents exemples, la description et la transcription participatives peuvent être à l’origine d’améliorations et accroître l’exploitabilité des documents archivés. Elles peuvent être mises en place sur des thèmes pour lesquels il existe des communautés d’intéressés (images de la Suisse, chemins de fer / trains, etc.)[20]. Cela ne signifie pas que les Archives fédérales doivent s’en désintéresser : chaque participation active du public permet de s’engager un peu plus sur la voie du perfectionnement, sans pour autant viser la perfection. Elle permet le versement aux archives de ressources qui ne sont généralement pas disponibles directement, un avantage tant en termes d’efficacité que d’expertise (contenu).

Les expériences passées l’ont montré, nous n’atteindrons jamais la perfection. Cela ne saurait d’ailleurs constituer un objectif. Fortes de développements récents, les technologies de l’information offrent, des réseaux sociaux aux réseaux sémantiques, des possibilités insoupçonnées d’améliorations pragmatiques de l’accessibilité. Cela vaut pour l’accessibilité des archives individuelles comme des archives thématiquement liées mais réparties entre différents sites. Par ailleurs, les contenus des instruments de recherche peuvent être proposés sous la forme de données ouvertes et éditables. Les Archives fédérales mettent ainsi à disposition leur catalogue sur le portail opendata.swiss, pour l’heure sous la forme d’une base SQL, l’objectif étant de le proposer au format RD également. Un projet de coopérations entre plusieurs archives montre comment des informations peuvent être recherchées entre les institutions grâce à Archival Linked Open Data[21].

Le développement de la numérisation des documents versés aux archives et l’accroissement des volumes d’informations numériques disponibles élargissent considérablement le champ des informations éditables et consultables. Cela favorise l’orientation dans les archives d’une part, l’émergence de nouvelles formes et méthodes d’évaluation d’autre part. Dans une perspective démocratique, j’y vois une autonomisation intellectuelle notable des intéressés. De telles évolutions renforcent l’émancipation des utilisateurs vis-à-vis des spécialistes de l’archivage tout en offrant à ces derniers des possibilités intéressantes d’échanges. La réduction de l’écart d’expertise devrait s’avérer stimulante pour tous. Si, comme le prévoit la stratégie actuelle, on parvient à déplacer l’accès aux archives de la Confédération vers une salle de lecture virtuelle, les possibilités d’accès ne feront que se développer et on permettra à encore plus d’intéressés – du monde entier – d’utiliser ces archives moyennant un effort raisonnable et sans devoir franchir d’obstacles insurmontables.

Conclusions : les archives du peuple par le peuple et pour le peuple

Il existe une littérature abondante sur le thème des archives et de la démocratie. L’article de Max J. Evans paru en 2007 dans The American Archivist y occupe une place de choix, moins parce qu’il traite de façon exhaustive le sujet des archives démocratiques que parce que son titre pose des exigences élevées. Archives of the People, by the People, for the People fait référence au célèbre discours de Gettysburg prononcé par le président Abraham Lincoln en 1863, considéré aujourd’hui comme fondateur de la conception américaine de la démocratie[22]. Indépendamment de la question de l’adéquation d’une telle conception pour nous, le principe selon lequel les archives doivent être constituées et utilisées par les intéressés eux-mêmes pourrait guider notre réflexion.

Il est indéniable que les archives publiques conservent des documents « du peuple ». Que la sélection puisse / doive s’effectuer selon un horizon plus ouvert est une revendication légitime. Cela implique toutefois toujours de sélectionner, d’aller à l’essentiel, de concentrer. Nous sommes donc encore loin du tout-archivage. Ce qu’il faut entendre par « essentiel » mérite par ailleurs discussion.

Que nous archivions « pour le peuple » me paraît aussi une évidence. La LAr de 1998 définit le but de l’archivage comme suit (art. 2, al. 2) : « L’archivage contribue à assurer la sécurité du droit, ainsi que la continuité et la rationalité de la gestion de l’administration. Il crée, en particulier, les conditions nécessaires aux recherches historiques et sociales. » Si l’on considère que l’intérêt est avant tout de contribuer à la sécurité du droit et à l’efficacité de la gestion de l’administration, les documents versés aux archives forment une infrastructure « qui permet aux citoyens [et aux citoyennes] et aux chercheurs [et aux chercheuses] de consulter le passé de notre société et de notre État et d’écrire l'histoire. »[23]

Reste à savoir si cela peut être aussi fait « par le peuple ». L’archivage « par le peuple » est aujourd’hui plus facilement imaginable et plus facilement réalisable. Notons que la démocratie telle qu’on l’entend habituellement est une démocratie représentative, dans laquelle le gouvernement et l’administration bénéficient d’une délégation de compétences et de pouvoirs. Par extrapolation à l’archivage, il s’agit de la possibilité de participer aux processus de sélection et de description, ainsi qu’à d’autres décisions et activités. Comme pour la participation politique dans une démocratie, cette offre peut être acceptée (mais ne doit pas nécessairement l’être).

En tout état de cause, les archivistes se voient conférer une responsabilité déléguée qu’ils sont tenus d’assumer en vertu de leurs compétences professionnelles. Ils peuvent justifier et argumenter leurs choix dans le cadre d’un débat ouvert. L’exploitation d’une expertise précieuse supplémentaire (de nature différente) est une conséquence positive de la participation. Parallèlement, la participation permet « au peuple » de s’émanciper – non seulement vis-à-vis des experts archivistes, mais aussi des experts historiens : «Il est normal que les citoyens s’emparent de leur histoire. Et je le répète, l’historien de métier n’a pas le monopole du discours sur le passé, ni celui de l’accès aux sources.».[24] Démocratisation est ainsi synonyme d’opportunités de participation. Il en résulte une situation gagnant-gagnant. La démocratisation simplifie l’accès aux documents archivés. Ce serait toutefois aller trop loin que de prétendre que la consultation des archives deviendrait un sport national. Quelles que soient les simplifications effectuées, l’utilisation des archives demeure complexe. Démocratiser les archives n’implique pas simplement que leur accès soit estampillé Google : sapere aude[25] doit rester la devise et un enjeu en cette ère post-factuelle. Cela nécessite la maîtrise de la méthodologie historique, à savoir la critique des sources, une compétence de base que chacun devrait posséder dans la société de la surinformation pour ne pas risquer de replonger dans l’immaturité (autodéterminée ?). Participer à la constitution des archives et utiliser les archives par soi-même signifie aussi penser par soi-même.


Notes

[1] La cyberdémocratie (ou e-démocratie) consiste en l'utilisation d’Internet pour développer la démocratie, en se servant de sites web comme support des informations, des débats voire des processus de décisions démocratiques. La cyberdémocratie cherche à répondre à l’idéal démocratique dans lequel tous les citoyens seraient des participants égaux aux propositions, aux créations et à la mise en œuvre des lois.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Cyberd%C3%A9mocratie (page consultée le 04.10.2017)
Concernant l’administration 4.0, voir Jörn von Lucke : Smart Government. Wie uns die intelligente Vernetzung zum Leitbild „Verwaltung 4.0“ und einem smarten Regierungs- und Verwaltungshandeln führt (white paper), The Open Government Institute, Université Zeppelin de Friedrichshafen, 14.09.2015.

[2] Le pluralisme de l’information est régulièrement remis en question. Du fait par exemple de la concentration (économique) des médias amorcée depuis un certain temps déjà, ou plus récemment, de la suprématie effective d’un nombre très restreint de plateformes numériques organisant notre accès à l’information. Voir le dernier numéro de Réseaux : « Modèles économiques, usages et pluralisme de l’information en ligne. Les nouveaux enjeux du pluralisme de l’information à l’ère des plateformes numériques », Paris, 2017 (n° 205).

[3] Les cas des Verdingkinder ou des « enfants de la grand-route » sont de tristes exemples de non-prise en compte, dans les archives, des voix des personnes concernées et intéressées.

[4] [Notre traduction] Marcel Lepper, Ulrich Raulff : « Idee des Archivs », in : Marcel Lepper, Ulrich Raulff (dir.) : Handbuch Archiv. Geschichte, Aufgaben, Perspektiven, ORT, 2016, p. 1-8 (citation p. 4). / Ulrich Raulff, « Gedächtnis und Gegen-Gedächtnis: das Archiv zwischen Rache und Gerechtigkeit », op. cit., p. 117-124 (p. 119 : « Denn auch für nicht- oder kryptodemokratische Staatsformen gilt die Regel: Will der Inhaber des Gewaltmonopols dieses nicht aufs Spiel setzen, muss er auch das Informationsmonopol für sich reklamieren. »).

[5] Voir à ce propos l’article Wikipedia concernant l’indice de démocratie (page consultée le 04.10.2017).

[6] Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris 1995, p. 15.

[7] La loi fédérale sur l’archivage (LAr) est entrée en vigueur le 1er octobre 1999. Les travaux d’élaboration de la loi ont commencé au début des années 1990.

[8] Cette loi, édictée par la Convention nationale, est accessible en ligne.

[9] Art. 7-8 du règlement du 15 juillet 1966 pour les archives fédérales (RS 432.11, état le 24 octobre 1973), Recueil officiel 1973.

[10] Dans la systématique du droit, la LAr se retrouve en position 152 (État – Peuple – Autorité (1), droits fondamentaux (15), liberté d’opinion et d’information (152)) et non plus en position 432 (École – Science – Culture (4), Documentation (43), Bibliothèques – Musées (432)). Il est intéressant de noter que l’ancrage de l’archivage dans la loi découle d’une loi de droit civil, la loi fédérale sur la protection des données (LPD, RS 235.1, du 19 juin 1992), qui impose une base légale pour le traitement des données sensibles. Dans la mesure où nous ne pouvons pas aborder ici les autres nouveautés, se reporter à : Andreas Kellerhals, « Das Bundesgesetz über die Archivierung: neue Chancen für die Zeitgeschichte », in : Revue suisse d’histoire 50 / 2000, p. 188-197 ; Andreas Kellerhals, « Unentgeltlicher Zugang zum Archivgut als Grundrecht. Art. 9 BGA als Konkretisierung der Meinungs- und Informationsfreiheit », in : traverse 10 / 2003, p. 57-68 ; Corinna Seiberth, « Erinnern und Vergessen in der Informationsgesellschaft », in : ARBIDO 4 / 2016 (version en ligne).

[11] Les chercheurs aiment bien évoquer la liberté de recherche qui, comme la liberté d’opinion, compte au rang des droits fondamentaux (liberté de communication). L’argument est que « malgré la possibilité de raccourcissement des délais de protection, la longueur des délais n’est pas compatible avec la garantie constitutionnelle de la liberté de recherche » [notre traduction] : Anna-Bettina Kaiser, « Archiv und Recht », in : Lepper / Raulff, note de bas de page 5, p. 107-117 (citation p. 110). Sur l’interprétation de la liberté de recherche (art. 20 de la Constitution fédérale, RS 101), voir le message relatif à la nouvelle constitution fédérale ou Giovanni Biaggini, BV Kommentar. Bundesverfassung der Schweizerischen Eidgenossenschaft, point 4 sur l’art. 20 Cst, Zurich 2007. La liberté de recherche est essentiellement un droit de défense : la pratique ne révèle pas de prétention à une prestation de l’État.
Cf. aussi : Entretien de Michel Lefebvre avec Étienne Anheim : «Nous sommes entrés dans un temps de scepticisme vis-à-vis de l’histoire et de la science», dans : Les querelles de l’histoire, Le Monde hors-série, (octobre) 2017, p. 6-11.

[12] Art. 10 (Principes) de l’ordonnance relative à la loi fédérale sur l'archivage du 8 septembre 1999 (ordonnance sur l’archivage, OLAr, RS 152.11).

[13] Concernant les documents manquants / le silence des archives et leurs causes, voir la publication récente de David Thomas, Simon Fowler et Valerie Johnson, The Silence of the Archive, Londres, 2017.

[14] Art. 7 LAr : Détermination de la valeur archivistique et reprise de documents.

[15] Jürg Treffeisen, « Die Transparenz der Archivierung - Entscheidungsdokumentation bei der archivischen Bewertung », in : Nils Brübach (dir), Der Zugang zu Verwaltungsinformationen - Transparenz als archivische Dienstleistung. Beiträge des 5. Archivwissenschaftlichen Kolloquiums der Archivschule Marburg, publications de l’école d’archivistes de Marburg n° 33, Marburg, 2000, p. 177-189 (citation p. 179).

[16] Voir le communiqué de presse sur la réforme sans précédent du fédéralisme suisse.

[17] Voir le dossier détaillé de Franziska Brunner : Überlieferungsbildung 2.0. Eine Untersuchung zum Mehrwert von Partizipation Dritter in staatlichen Archiven, Churer Schriften zur Informationswissenschaft 89, Coire, 2017.

[18] Cf. l’annexe 3 de l’OLAr. Mise à jour chaque année, elle référence les fonds soumis à un délai de protection prolongé (plus de 30 ans). Cette publication peut donner lieu à des débats houleux, comme p. ex. en 2014 à l’occasion de la définition d’un délai prolongé pour 160 000 dossiers du service de renseignement  / de l’armée. Voir https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20143871 (page consultée le 04.10.2017).
Une procédure juridique peut être initiée pour exiger l’accès aux archives protégées. Dans la pratique, c’est rarement nécessaire dans la mesure où plus de 90 % des demandes de consultation sont acceptées.

[19] Thomas Buomberger, Raubkunst – Kunstraub. Die Schweiz und der Handel mit gestohlenen Kulturgütern zur Zeit des Zweiten Weltkrieges, Zurich 1998, bibliographie p. 438 et s.

[20] Cf. le traitement du fonds photographique de l’ancienne compagnie aérienne Swissair : voir le blog News and experiences from the community - Swissair volunteers at ETH-Bibliothek’s Image Archive.

[21] Cf. la page du projet impliquant six archives.

[22] Max J. Evans, Archives of the People, by the People, for the People, in : The American Archivist 70 / 2007, p 387-400. Christoph Graf a utilisé ce titre comme sous-titre de son article Archive und Demokratie in der Informationsgesellschaft, in : Études et Sources, Berne, 2004, p. 227-271.

[23] Message concernant la loi fédérale sur l'archivage du 26 février 1997, Feuille fédérale 1997, p. 829-865 (citation p. 830).

[24] Cf. note 12, p. 9.

[25] Locution latine empruntée à Horace (Épitres, I, 2, 40) signifiant « Ose savoir » devenue la devise des Lumières selon Emannuel Kant (Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sapere_aude, page consultée le 11 décembre 2017)