Livres et presse numériques en bibliothèque de lecture publique : état de lieux de l’expérience menée par les bibliothèques de Carouge

Yves Martina, directeur des bibliothèques de Carouge

Livres et presse numériques en bibliothèque de lecture publique : état de lieux de l’expérience menée par les bibliothèques de Carouge

Avec Lancy, Meyrin, Onex et Vernier, la Ville de Carouge (22'000 habitants) est l’une des cinq grandes communes suburbaines du canton, en périphérie de la Ville de Genève. Hormis Onex, ces communes possèdent toutes une ou plusieurs bibliothèques, indépendantes du réseau des Bibliothèques municipales de la Ville de Genève.

Ouverte en 1857, la Bibliothèque de Carouge s’est développée au fil des ans et des déménagements. Elle s’est informatisée en 1998 et fonctionne en réseau depuis 2009, date de l’ouverture de sa première « bibliothèque-relais ».

Les bibliothèques de Carouge [1] dépendent du SACC (Service des affaires culturelles et de la communication) et comptent 14,75 postes à plein temps pour 20 collaborateurs, dont 12 bibliothécaires et agents en information documentaire. Elles proposent à leurs usagers quelque 70'000 documents et génèrent plus de 215'000 prêts annuels.

Préambule

Les bibliothèques de Carouge ont introduit le multimédia dans leurs collections en 2009 et le numérique en 2012.

L’offre multimédia étant « tardive » (seul un petit fonds de CD musique existait avant 2009 et l’ère des cassettes VHS a été totalement ignorée), l’objectif était de ne pas manquer le virage du numérique. Au niveau politique, il a été plus facile de convaincre certains décideurs d’enrichir les collections des bibliothèques par des documents numériques que par des supports multimédias, soupçonnés de véhiculer des contenus trop axés sur le divertissement.

En 2012, l’offre numérique à l’intention des bibliothèques publiques est réduite. En Suisse romande, le Valais, qui fait ici office de pionnier, dispose d’un fonds alimenté par le fournisseur français Numilog [2]. Dans sa mise à disposition des documents, celui-ci présente l’inconvénient de demander un accès à l’intégralité du fichier des usagers de la bibliothèque et pas seulement à ceux intéressés par l’emprunt de livres numériques. La protection des données individuelles étant un problème sensible, les autorités politiques carougeoises ont renoncé à travailler avec Numilog (sans avoir préalablement testé la solution proposée par ce fournisseur) et ont souhaité la recherche d’une alternative. Une gageure sachant, qu’en 2012, Numilog est le seul fournisseur du marché francophone.

Les premiers pas

Pour sa première approche numérique, les bibliothèques de Carouge font l’acquisition de cinq liseuses (Sony et Kindle) et deux tablettes (iPad et Asus) dans lesquelles sont proposés des contenus différents, articulés autour d’un choix de documentaires et de romans (5 à 8 documentaires et 10 à 20 romans par support) à l’intention d’un public adulte.

Le choix a donc préalablement été fait par des bibliothécaires, sur la base d’ouvrages libres de droits proposés par des éditeurs qui, eux-mêmes, testaient une mise à disposition de titres issus de leur catalogue au format numérique. Les liseuses et les tablettes ont été mises gratuitement à disposition des usagers, mais une caution leur était demandée et restituée au retour du support. Ce qui était à la fois contraignant et inconfortable, tant du point administratif que pour l’usager. 

Cette expérience a été suivie par une cinquantaine d’usagers, entre juin 2012 et septembre 2013 :

  • 97% des usagers l’ont fait dans le but de découvrir le fonctionnement du support.
  • 3% des usagers possédaient déjà une liseuse et se sont intéressés aux contenus proposés.

Après chaque emprunt, les usagers ont été sondés et invités à faire part de leurs remarques et suggestions pour façonner l’avenir du numérique dans leurs bibliothèques. Il en est ressorti que :

  • 93% des usagers ont été séduit par le support et ont relevé les avantages suivants : capacité de stockage, faible encombrement et confort de lecture, notamment dans les transports publics.
  • 100% des usagers indiquent que la liseuse est pour eux une alternative (selon les opportunités de lecture) et non un remplacement du livre traditionnel.
  • 100% des usagers souhaitent avoir accès aux téléchargements de leur choix : ils ne reconduiraient pas l’expérience au travers de liseuses avec des contenus préétablis.
  • 98% des usagers préfèrent disposer de leur propre liseuse et ne jugent pas pertinent d’en emprunter une en bibliothèque.

En conséquence de qui précède, dès novembre 2013, les bibliothèques de Carouge retirent les liseuses de leur offre et les projets en lien avec le numérique sont gelés, faute de trouver une alternative au fournisseur Numilog.

Le projet PNB : les éditeurs français font (enfin !) un effort envers les bibliothèques

En France, une offre numérique destinée aux bibliothèques publiques s’élabore et le projet PNB (Prêt numérique en bibliothèque) est présenté lors du congrès de l’IFLA 2014 à Lyon. Il s’agit d’une avancée significative qui fait intervenir l’ensemble des acteurs concernés : éditeurs, libraires, auteurs et bibliothèques. En 2015, le fournisseur Dilicom [3] est en mesure de proposer un premier catalogue de titres, accessible bien sûr en France, mais aussi aux bibliothèques suisses. La plateforme d’achat est assurée par la librairie de livres numériques Feedbooks[4].

Certes, ce catalogue à l’intention des bibliothèques est nettement moins riche que celui destiné au volet commercial, donc à l’achat de titres par des particuliers. Néanmoins, les bibliothèques y trouvent un intérêt : les prêts peuvent être simultanés (généralement entre 5 et 10 prêts) et la durée de vie d’un livre numérique se situe en moyenne à 5 ans et/ou à 50 prêts. La durée de l’emprunt est, quant à elle, de 4 semaines.

Cette opportunité va permettre aux bibliothèques de Carouge de rouvrir leur dossier numérique et de lancer deux offres à l’automne 2015. Elles sont rendues possibles par les améliorations de leur portail documentaire[5], qui donne désormais accès à des ressources externes :

  • Livres numériques, via le fournisseur Dilicom : 1’020 titres sont proposés au catalogue [6] par téléchargement (750 romans « adultes », 150 documentaires « adultes » et 120 romans « jeunes »).  Nombre d’emprunts sur l’année (3 mois) : 375.
  • Presse numérique, via le fournisseur LeKiosk [7] : 750 titres sont proposés à la consultation en ligne [8] (720 titres « adultes » et 30 titres « jeunes »). Nombre de consultations sur l’année (3 mois) : 300.

En 2016, l’offre est enrichie et les fonds numériques portés à :

  • 1’595 livres numériques (1’165 romans « adultes », 265 documentaires « adultes » et 165 romans « jeunes »). Nombre d’emprunts sur l’année : 375.
  • 900 revues numériques (865 titres « adultes » et 35 titres « jeunes »). Nombre de consultations en ligne sur l’année : 390.

Il faut noter que, durant l’exercice 2016, de nombreux éditeurs modifient leurs conditions de prêt et abandonnent la simultanéité des emprunts : un seul prêt à la fois est moins intéressant et se rapproche trop du système en vigueur pour les livres traditionnels alors que le format numérique est justement intéressant s’il permet plus de souplesse à ce niveau.

En 2017, les bibliothèques de Carouge continuent à développer leur catalogue et la tendance suivante se dessine :

  • 1'850 à 1’900 livres numériques au catalogue (75% fiction « adultes », 12% documentaires « adultes », 9% fiction « jeunes » et 4% bandes dessinées « adultes ». 

Le nombre d’emprunts devrait approcher les 500 unités.

  • 1’000 revues numériques proposées à la consultation (94% de titres « adultes » et 6% de titres « jeunes »).

Le nombre de consultations ne sera connu qu’en fin d’année (ce nombre est calculé directement par le fournisseur au terme de l’exercice et il n’y a pas, à ce stade, de données intermédiaires).

S’agissant des livres numériques, ce sont quelque 150 usagers distincts qui profitent de l’offre mise en place par les bibliothèques de Carouge, ce qui représente à peine plus de 3% des usagers actifs. Force est donc de constater qu’on se situe très nettement dans la marge, s’agissant du succès de la prestation.

Du côté des adultes, c’est vers la fiction que se portent sans surprise 95% des emprunts. Du côté des jeunes, seule la fiction est proposée au téléchargement.

S’agissant des revues numériques, les données récapitulatives se limitent pour l’instant au nombre de magazines consultés. Quelques sondages ont toutefois permis de dégager des préférences : actualité, féminin, bien-être et développement personnel, décoration d’intérieur sont les sujets qui génèrent le plus de consultations.

Quelles perspectives pour les deux années à venir ?

S’agissant des livres numériques :

  • Disposer d’un fonds de 2'500 à 2’800 titres d’ici à 2020 (le fonds numérique représenterait alors 3% des collections).
  • Améliorer l’outil de recherche et de présentation des ouvrages en 2019. En effet, dans sa prestation, le fournisseur Dilicom propose une notice bibliographique et des critères de recherche qui sont limités. Par importation de données fournies par d’autres fournisseurs, il sera possible de disposer de descriptifs et d’éléments de recherche plus proche de ce qui se fait pour les livres traditionnels (par exemple : indexation matière plus riche et plus rigoureuse s’agissant des genres littéraires, rebonds vers des ouvrages et des thématiques apparentés).
  • En 2019, lancer une campagne de promotion des livres numériques et assurer leur visibilité en parallèle aux livres traditionnels, c’est-à-dire aussi dans le corps même des bibliothèques.

S’agissant des revues numériques :

  • Maintenir la prestation en 2019 et 2020 au niveau des années précédentes, sachant que la marge de manœuvre sur le choix des magazines proposés est réduite puisqu’elle appartient à 95% au fournisseur.
  • En 2019, adapter aux magazines numériques tout ou partie de la campagne de promotion qui sera mise en place pour les livres numériques.

Conclusion

Au moment d’adopter le projet PNB et de se lancer dans la mise en place d’une offre de livres numériques, les bibliothèques de Carouge disposaient de deux options :

  • Rejoindre la plateforme suisse proposée par Bibliomedia [9] et bénéficier de la prestation et de la collection élaborée par cette institution, à savoir le partage des titres entre plusieurs bibliothèques.
  • Disposer de son propre fonds et le gérer en propre, comme il est fait pour les livres traditionnels et le multimédia.

C’est cette deuxième option qui a été retenue parce qu’au moment du choix, l’offre e-Bibliomedia [10] n’était pas encore en place, bien que les deux organismes aient avancé en parallèle dès que Dilicom a ouvert son catalogue à la Suisse. D’autres critères sont certainement intervenus dans le choix du « cavalier seul », mais ils ne correspondaient pas une critique de la démarche proposée par Bibliomedia.

La « confidentialité » qui entoure la prestation numérique proposée par les bibliothèques de Carouge est-elle un point négatif ? On se permettra ici une réponse nuancée :

  • Oui, parce que l’effort d’acquisition, notamment sur le plan financier, devrait se traduire par un succès plus probant.
  • Non, parce qu’il faut se donner le temps nécessaire avant d’évaluer cette nouvelle prestation. Dès le début, il a été fixé un délai de 5 ans avant de tirer un bilan significatif. L’offre doit se faire connaître et les usagers l’apprivoiser, ce d’autant que la lecture sur un support électronique ne fait pas encore partie des mœurs usuelles des usagers des bibliothèques, notamment en Suisse. À noter aussi qu’aucune promotion du livre numérique n’a encore été faite de manière significative et que les usagers sont généralement amenés à découvrir par eux-mêmes (et parfois même par hasard) l’existence des documents numériques.

Le numérique n’est donc pas remis en cause et, à ce stade, l’objectif de base demeure : offrir aux usagers des bibliothèques de Carouge, par le biais du numérique, un complément et une alternative attractive aux supports traditionnels (livres et presse papier) ! Et, s’agissant des livres numériques, disposer d’un catalogue de 5'000 titres d’ici à 2025.


Notes

[1] bibliotheques-carouge.ch

[2] numilog.com

[3]dillicom.net

[4] fr.feedbooks.com (le volet dédié aux bibliothèques est accessible à l’adresse collectivites.feedbooks.com)

[5] Il s’agit de la solution nommée Syracuse, proposée par le fournisseur français Archimed (archimed.fr)

[6] Il s’agit bien ici du nombre des titres proposés par les bibliothèques de Carouge à leurs usagers et non de l’offre globale du fournisseur

[7]lekiosk.com ; le nombre de titres proposés par LeKiosk est variable (il dépend de l’offre éditoriale et des contrats passés avec les éditeurs) ; l’acheteur-bibliothèque peut façonner l’offre qu’il propose à ses usagers en biffant certains titres ou certains bouquets de titres

[8] Il s’agit bien ici du nombre des titres proposés par les bibliothèques de Carouge à leurs usagers et non de l’offre globale du fournisseur

[9] Fondation active dans le développement des bibliothèques de lecture publique et de la promotion de la lecture (bibliomedia.ch)

[10] e-Bibliomedia est une plateforme qui permet aux bibliothèques de lecture publique d’emprunter des ouvrages numériques, sans avoir elles-mêmes à en faire directement l’acquisition