Les grandes bibliothèques à quatre voix

Jonas Beausire, Haute Ecole de Gestion, Genève

Les grandes bibliothèques à quatre voix

Ce recueil, au titre programmatique, laisse distinguer quatre voix singulières et remarquables, celles d’anciens directeurs romands de grandes bibliothèques : Jacques Cordonier, Alain Jacquesson, Jean-Frédéric Jauslin et Hubert Villard[1]. Tous mandatés à la fin du 20e siècle, les quatre hommes ont accompagné leur établissement, qu’il soit cantonal, national et/ou universitaire, dans la transition numérique. Ils racontent, tout au long de ces entretiens[2], leurs années de formation, leur parcours, les innombrables défis et obstacles professionnels auxquels ils ont dû faire face, mais aussi leurs regrets. En apportant leur regard sur les grands enjeux et débats bibliothéconomiques, les quatre directeurs déploient plus largement une réflexion sur ceux de la société de l’information.

Omniprésence de l’informatique

Pédagogie, mathématiques, informatique, lettres et bibliothéconomie sont les disciplines qui ont formé les quatre intervenants. Cette pluralité disciplinaire trouve un dénominateur commun avec l’informatique et son rôle « […] révolutionnaire […] appliqué au traitement de la documentation. » (p. 29). En effet, les processus d’automatisation et d’informatisation sont au cœur d’une révolution documentaire dont témoignent les défis organisationnels de certains directeurs. Le passage d’un système informatique centralisé à la mise en place d’un réseau informatique[3], permettant d’accélérer les échanges et le partage des ressources, est l’occasion d’anecdotes qui renseignent sur une époque où les transferts de bandes magnétiques s’organisaient à coup de voyages en 2 CV et de relais nocturnes. Plus tard, ce seront les services de prêt et des acquisitions qui seront gérés informatiquement. Quel que soit le contexte spécifique de cet avènement de l’informatique documentaire, celle-ci mènera systématiquement vers un décloisonnement des connaissances et des services traditionnels de la bibliothèque et vers de nouvelles possibilités de collaboration entre les institutions.

Stratégies et politique

Ces années de direction sont également racontées au travers du prisme des grandes orientations stratégiques prises par les quatre directeurs. La collaboration internationale et les interdépendances avec les autorités de tutelle structurent les grandes décisions prises mais aussi les limites politiques auxquelles certains ont été confrontés. Ainsi, Jacques Cordonier rappelle comment il a souhaité positionner la Bibliothèque cantonale valaisanne « […] comme la tête d’un réseau fédérant l’ensemble des bibliothèques du Valais […] » (p. 14) ou J-F Jauslin de rappeler comment il a œuvré à placer la Bibliothèque nationale (BN) « […] au niveau international parmi les autres bibliothèques nationales […] » (p. 61). En invoquant le premier septennat de François Mitterrand et les grands travaux de son exceptionnelle politique culturelle[4], J-F Jauslin insiste sur la nécessité de faire dialoguer le monde de la culture avec celui de la politique afin de garantir soutiens, partenariats et financements des bibliothèques. Hubert Villard insiste quant à lui sur « le rôle citoyen prépondérant » (p. 102) des bibliothèques en évoquant la lutte contre l’illettrisme, par exemple.

Accessibilité et renouvellement des collections

L’informatisation, l’accélération des échanges, le développement de certaines technologies et les synergies politico-culturelles ont agi sur le développement des collections physiques et électroniques des différents établissements. Ces entretiens sont également l’occasion d’évoquer les enjeux liés aux nouvelles technologies et la façon dont elles ont permis de conceptualiser de nouveaux accès aux collections, à l’image du portail « Vallesiana »[5] qui fédère les ressources des fonds d’archives, de la médiathèque et des musées du Valais. Les portails e-rara.ch, e-codices.ch et e-periodica.ch[6] signalent la numérisation massive des contenus. Des technologies comme celle mise à disposition à la BN permettent même de « […] numériser un document et de l’imprimer en moins d’une heure à des coûts tout à fait performants. » (p. 72-73). L’association Memoriav[7] illustre également des préoccupations patrimoniales qui s’étendent jusqu’aux documents audiovisuels et leur difficile prise en charge. Certains auteurs rappellent que cette mise à disposition des ressources numérisées au plus grand nombre interroge aussi la capacité des institutions à préserver ces nouveaux contenus dont la durée de vie informatique ne dépasse pas cinq ans (Cordonier et al., p. 80). H. Villard, à la tête de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCU), relate comment son institution a contracté un partenariat avec Google afin de faire numériser ses ouvrages libres de droit. Les enjeux patrimoniaux et politiques que soulèvent ce genre de collaboration divisent les différents directeurs dont certains dénoncent le dévoiement des missions fondamentales des bibliothèques et de leur indépendance (p. 79).

Missions et défis de demain

Le spectre des GAFA[8] n’est de loin pas le seul enjeu de l’avenir des bibliothèques ; leur fréquentation et leur organisation interne sont au centre des réflexions des quatre directeurs. Parmi les différentes perspectives sur la façon d’engager une relation pérenne avec leurs publics, une approche centrée sur les besoins de l’utilisateur semble avoir guidé les initiatives de chacune des institutions, comme l’affirme A. Jacquesson : « […] il me semble toujours souhaitable de procéder à l’analyse des besoins des utilisateurs. » (p. 46). Ces attentes multiples convergent vers la finalité du métier de bibliothécaire : « […] satisfaire un besoin d’information du lecteur. » (p. 102). Ainsi, les espaces physiques de la bibliothèque sont tour à tout considérés comme ceux propices au travail, à la tranquillité, au refuge ou aux échanges et Jacques Cordonier de citer les propos rapportés d’un réfugié cubain en conclusion de son entretien : « Lorsque je suis arrivé à Sion, il y a deux endroits où j’ai pu aller librement, où l’on ne m’a pas demandé mes papiers et où l’on ne m’a pas fait payer : la cathédrale et la médiathèque. » (p. 28). Au-delà de ce souci commun des usagers, les quatre hommes expriment leur position quant à l’opportunité d’une loi fédérale spécifique aux bibliothèques, laissant entendre des voix circonspectes sur cet instrument, considéré au mieux comme un levier peu opportun, au pire comme un pari perdu d’avance. Ce sont davantage l’exploitation des big data et les humanités digitales qui constituent de nouveaux champs de recherche et des défis professionnels inhérents à notre société de l’information, comme le souligne A. Jacquesson : « […] de nouveaux professionnels nés avec le numérique vont être chargés de traquer l’information sur les réseaux ; ils auront la lourde tâche d’organiser les big data […] ». (p. 56). En rappelant les chiffres d’une étude qui souligne qu’Internet constitue le 80% des sources utilisées par les doctorants, J-F Jauslin insiste sur le rôle de guide privilégié que les bibliothécaires doivent plus que jamais endosser auprès des chercheurs, soumis à une masse informationnelle en perpétuel accroissement. Cette fonction prescriptrice et d’accompagnement est partagée notamment par H. Villard qui brosse le portrait du bibliothécaire académique « nouvelle mouture » en ces termes : « […] accompagnateur de la recherche, au plus près des chercheurs, professeurs et étudiants. Il leur apporte ses précieuses compétences en matière d’appui à la publication scientifique, de gestion des modalités d’open access, de sauvegarde des données primaires et secondaires de la recherche, de l’archivage à long terme, de l’emploi de métadonnées normalisées, d’analyse de grands ensembles de données, etc. » (p. 105). Le bibliothécaire de lecture publique, quant à lui, doit allier mise en valeur des collections, « compétences sociales » et médiation culturelle comme le souligne J. Cordonier : « […] une bibliothèque est un lieu riche de compétences, de personnes[9] qui osent faire des choix, monter des expositions, inviter des artistes, […] non pas prescrire […] mais proposer, attirer l’attention, sensibiliser. » (p.25). Un horizon d’attentes qui laisse poindre une kyrielle de défis pour inscrire durablement cette nouvelle silhouette professionnelle dans le paysage des bibliothèques.

Critique

La force de ce petit livre d’entretiens réside dans ses différentes strates de lecture ; le recueil peut ainsi se lire à la fois comme un retour d’expérience à l’usage des futurs cadres de grandes bibliothèques et comme un guide inspirant pour le futur des bibliothèques, mais également comme un segment de l’histoire culturelle de la Suisse. En effet, comme le souligne Alexis Rivier dans son préambule, les quatre institutions, sous l’impulsion de leur direction, « […] ont contribué à mettre en place ce qui est peu à peu devenu une norme dans les pratiques sociétales du 21e siècle. » (p. 8). Au fil des pages, le lecteur peut ainsi saisir en quoi les bibliothèques ont grandement participé à l’avènement d’une société de l’information comme nous la vivons aujourd’hui. L’opacité des activités d’une bibliothèque scientifique ou patrimoniale est ici levée pour éclairer avec intelligence la façon dont ces établissements ont façonné des pratiques aujourd’hui généralisées : informatisation des espaces, partage de gros volumes de données, accessibilité des ressources et des savoirs, etc. L’autre intérêt de l’ouvrage est de dessiner rapidement une histoire récente des bibliothèques, du milieu des années 1980 jusqu’aux portes des années 2010.

Le format de l’entretien, ici retranscrit à la première personne, puis découpé thématiquement, apporte une certaine fluidité à la lecture ; la parole est vive et engagée, jusque dans la thématisation de certaines déceptions vécues par les directeurs. On peut regretter parfois que certains sujets ne soient davantage approfondis, notamment concernant les enjeux politiques des bibliothèques. Mais le découpage garantit une variété des sujets abordés qu’il est agréable de comparer entre les prises de parole. Dans un souci de transparence, il aurait été souhaitable d’ajouter en fin de volume le questionnaire reçu par chacun des intervenants. 

Qu’il s’agisse d’un public de néophytes, de bibliothécaires ou encore d’historiens, chacun pourra déceler, au sein de ce recueil d’entretiens inédits, de quoi nourrir ses intérêts. Il est à souligner enfin que la postface d’Alexis Rivier offre un bel effort de synthèse et d’ouverture vers des perspectives futures. A l’heure où certains responsables issus de grandes bibliothèques de notre pays prédisent des scenarios catastrophiques pour l’avenir des bibliothèques, il est cardinal d’écouter ces quatre voix riches d’expériences et d’espérances.

Notes

[1] Respectivement directeurs de la Bibliothèque cantonale du Valais – Médiathèque Valais (1988-2008), Bibliothèque publique et universitaire de Genève (1993-2007), Bibliothèque nationale suisse (1990-2005) et Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (1986-2008).

[2] Les entretiens, basés sur un questionnaire unique, ont ensuite été retranscrits à la première personne et amendés par les auteurs.

[3] Jacques Cordonier et Hubert Villard notamment évoquent à maintes reprises la mise en place du « Réseau romand des bibliothèques de Suisse occidentale » (Rero).

[4] Nous pensons naturellement au projet de la bibliothèque nationale portant son nom.

[5] Consulter : www.vallesiana.ch

[6] Ces trois portails concernent respectivement les livres anciens, les manuscrits médiévaux et les revues suisses.

[7] Consulter : http://memoriav.ch

[8] Il s’agit de l’acronyme désignant les géants du web que sont Google, Apple, Facebook et Amazon.

[9] C’est moi qui souligne. 

Bibliographie

CORDONIER, Jacques, JACQUESSON, Alain, JAUSLIN, Jean-Frédéric, VILLARD, Hubert. Entretiens. Genève : L’esprit de la Lettre, 2016. (Collection Bibliothécos), 116 p.