Alain Dubois, Archives de l'Etat du Valais
Gilbert Coutaz, Archives en Suisse. Conserver la mémoire à l’ère numérique, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires suisses, 2016 (Le savoir suisse, 113), 131 p.
La collection « Le savoir suisse », qui a notamment pour ambition de porter à la connaissance d’un large public les résultats de la recherche en langue française, consacre l’un de ses derniers numéros à la question des archives en Suisse. Qui mieux que Gilbert Coutaz, directeur des Archives cantonales vaudoises depuis plus de 20 ans, ancien président de l’Association des archivistes suisses, excellent connaisseur du paysage archivistique suisse et de la communauté professionnelle qui s’y rattache, pouvait s’atteler à cette tâche ? Au final, l’auteur nous livre une analyse fine, érudite et sans concession de la question, d’une lecture très agréable, qui se distingue certes de la vaste synthèse Archivpraxis in der Schweiz. Pratiques archivistiques en Suisse parue en 2007, quand bien même elle en reprend certains éléments.
Archives en Suisse n’est pas une introduction à l’archivistique. Il ambitionne plutôt de donner la parole aux archivistes et de rappeler au grand public le rôle crucial, mais souvent incompris qu’ils exercent à une époque où l’explosion du volume d’information et le développement rapide des technologies de l’information et de la communication bousculent les repères et transforment les archives en réalités virtuelles qu’il s’agit de gérer au quotidien, de collecter, de conserver, de communiquer et de mettre en valeur. L’ouvrage de Gilbert Coutaz explore ainsi en sept chapitres un domaine peu connu, celui des archives en Suisse, en raconte l’histoire et en présente les objectifs, le rôle et les défis actuels.
Le premier chapitre, intitulé « Les archives aujourd’hui », donne rapidement le ton de l’ensemble du livre. L’archivistique et la communauté des archivistes sont souvent méjugées et incomprises, car considérées comme poussiéreuses (p. 9), alors que dans le même temps les archives exercent un rôle social et sociétal essentiel. Le métier d’archiviste a de fait connu ces dernières années de profondes mutations, que la société en général ignore, puisqu’il nécessite désormais l’acquisition de vastes compétences non seulement pour gérer des fonds d’archives historiques, mais également pour apporter une réponse adaptée aux exigences et aux défis nés des nouvelles technologies de l’information et de la communication et de la société de l’information et de la connaissance. L’archiviste est ainsi sans cesse tiraillé entre ces deux exigences parfois difficiles à atteindre de concert (p. 21). Gilbert Coutaz cherche ensuite à définir dans le second chapitre ce que sont les archives. Il rend tout d’abord attentif le lecteur à la polysémie du terme « archives » en français, explique ensuite précisément le sens des termes « informations », « données », « documents » et « records », utilisés parfois indifféremment, présente les quatre objectifs que poursuivent les archives (prouver, se souvenir, comprendre et s’identifier), avant de s’intéresser à la constitution des fonds et aux modes d’entrée des archives. Il termine son chapitre par l’évocation d’un aspect fondamental du métier : l’évaluation. Et lève à ce propos un cliché tenace : l’archiviste n’est pas un adepte de la conservation effrénée, puisqu’il ne conserve définitivement que 3 à 10% des documents produits ou reçus par une organisation dans le cadre de ses activités (p. 29).
Le troisième chapitre permet à Gilbert Coutaz de montrer ses vases connaissances de l’histoire des archives en Suisse et de dresser un panorama magistral de l’évolution de ces dernières de l’avènement des chancelleries au Moyen Age à la récente professionnalisation du métier, en passant par le développement de la Registratur au début du XVIIIe siècle, l’apparition des outils archivistiques modernes au XIXe siècle (plan de classement et principe de provenance, entre autres) ou la définition de nouveaux champs d’intervention. Succède à cette rapide fresque historique un chapitre consacré à l’archivistique helvétique, qui oscille entre fédéralisme et universalité. Gilbert Coutaz dépeint tout d’abord la mosaïque des dépôts d’archives publiques en Suisse, qui reproduit l’étagement des pouvoirs politiques (confédération, cantons et communes), et démontre que l’organisation archivistique suisse repose finalement sur les Archives cantonales ou les Archives d’Etat (p. 58). Il consacre également quelques pages à l’Association des archivistes suisses, créée en 1922, qui a tout d’abord contribué à l’affirmation progressive d’une véritable communauté professionnelle et garantit désormais aujourd’hui l’expression des droits, des devoirs et des pratiques de ses membres et la qualité des prestations (p. 66). Gilbert Coutaz dresse enfin le panorama de la formation professionnelle, qui s’est mise en place très tardivement par rapport aux pays voisins et se fonde sur les trois piliers suivants : l’apprentissage, la formation HES et les études postgrades. La communauté des archivistes s’est ainsi peu à peu constituée au cours des dernières années une identité professionnelle.
Le cinquième chapitre s’intéresse, pour sa part, aux pratiques archivistiques en Suisse. Celles-ci ont résolument évolué ces dernières années vers l’amont de la chaîne documentaire ; le cycle de vie des documents forme désormais un tout à maîtriser de l’élaboration des documents et la constitution des dossiers à leur versement dans un service d’archives ou à leur élimination contrôlée. Fort de ce constat, Gilbert Coutaz propose avec beaucoup de pertinence de substituer à la théorie des trois âges des archives, théorisée par Theodore Schellenberg en 1956, la « théorie des trois statuts de l’information » (statut de production, statut de trace et statut de source de connaissance) (p. 77-79). Il s’agit d’un apport original d’Archives en Suisse, qui ouvre de stimulantes pistes de réflexion et offre un complément intéressant au principe du records continuum qui tend actuellement à devenir la norme. La maîtrise de l’information nécessite du reste de pouvoir mobiliser différents outils tout au long de son cycle de vie. Gilbert Coutaz présente ainsi en détail les outils et les méthodes de travail qui fondent la pratique professionnelle : plan de classement et calendrier de conservation, qui permettent de gérer l’information au quotidien, évaluation des dossiers au terme de leur durée d’utilité légale ou administrative, ou encore description des archives selon les normes définies par le Conseil international des archives.
Faisant écho au premier chapitre, le sixième chapitre interroge l’identité professionnelle des archivistes, qui a fortement évolué ces dernières années pour embrasser de vastes champs de connaissances liés à l’ensemble du cycle de vie des documents. Les qualifications traditionnelles en paléographie ou en diplomatique ne suffisent en effet plus et doivent désormais être complétées par des formations poussées dans les domaines de la gestion des documents et des technologies de l’information et de la communication, auxquels il convient par ailleurs d’ajouter des compétences sociales avérées que ne mentionnent pas Gilbert Coutaz, mais qui sont pourtant essentielles dans l’exercice du métier au quotidien. Le profil de qualification rapidement brossé est certes exigeant, mais il correspond aux attentes placées dans les archivistes, qui doivent pouvoir exercer un rôle absolument central dans leur propre organisation en tant qu’expert de l’information. Comme l’énonce le septième et dernier chapitre, en guise de conclusion, « les archivistes doivent être actifs, coopératifs et vindicatifs, convaincants et visionnaires. Ils doivent exprimer leurs préoccupations, défendre leurs compétences et souligner leur niveau d’expertise, rechercher partout où cela est possible des collaborations et des alliances pour combler leurs lacunes, dénoncer les dérives, les manipulations et les négligences en matière de gestion d’archivage » (p. 124).
Archives en Suisse est ainsi une contribution majeure sur le rôle et la place des archives et de l’archiviste dans la société actuelle. Destiné à un large public, l’ouvrage explique de manière didactique et érudite, dans un langage simple, les enjeux qui sous-tendent actuellement la profession et qui permettent à la fois de garantir une gouvernance transparente et responsable, et de constituer, conserver et transmettre aux générations à venir la mémoire individuelle et collective de notre temps. Destiné aux historiens, l’ouvrage tend à montrer qu’un fonds d’archives dépend fortement des conditions qui ont présidé à son élaboration et à sa prise en charge, et qu’il convient par conséquent de tenir davantage compte du contexte d’origine des sources sous peine de mal les interpréter. Destiné aux archivistes, l’ouvrage explique parfaitement l’évolution du métier à travers le temps, à travers ses lignes de permanence et de fracture, et permet ainsi d’ancrer la profession dans un long terme qui gagnerait à être mieux connu. Destiné aux décideurs, enfin, l’ouvrage montre la plus-value que peut apporter aujourd’hui un archiviste au sein de la société de l’information et de la connaissance, par ses nombreux champs d’expertise, ou au sein d’une organisation, qu’elle soit publique ou privée, en termes de gestion de l’information. Il s’agit d’une évidence : un service d’archives est un véritable centre de compétences en matière de gestion de l’information, qui dispose des connaissances nécessaires pour apporter des réponses crédibles, pragmatiques et durables aux besoins exprimés dans ce domaine par une organisation et ses collaborateurs. C’est ce message qui fait de l’archiviste un acteur central et recherché qu’il convient de retenir en priorité de l’ouvrage de Gilbert Coutaz.
Archives en Suisse dresse le portrait d’un archiviste qui travaille en étroite collaboration avec différentes professions pour maîtriser l’information tout au long de son cycle de vie. L’ouvrage évoque ainsi régulièrement la nécessaire coopération avec les informaticiens et les « administratifs » dans le cadre des projets de gestion des documents (p. 93). Dans ce contexte, le contenu du chapitre consacré aux collaborations entre archives, musées et bibliothèques, intitulé « Evitons l’amalgame », est difficilement compréhensible. S’il convient bien évidemment de relever les différences de métier fondamentales qui existent entre ces trois domaines, il me paraît tout aussi important de souligner les collaborations fructueuses qui ont pu être instaurées ces dernières années entre archives, musées et bibliothèques et qui ont débouché sur la mise en œuvre de solutions novatrices et durables, où le rôle des archives a du reste été réaffirmé, voire même renforcé. Quant à la question du rattachement institutionnel, elle me semble mal posée. C’est en effet la figure de l’archiviste, capable d’apporter des réponses crédibles aux besoins de son organisation en termes de gestion des documents et des archives, qui doit être davantage mise en avant que la structure organisationnelle en tant que telle. Si l’on fait aujourd’hui appel à un archiviste au sein d’une organisation, c’est avant tout pour son savoir-faire et non pas en raison de son rattachement hiérarchique à telle ou telle entité. Du moins j’ose l’espérer. Qu’il me soit du reste permis de préciser ici qu’Archives en Suisse se place dans la série « Opinion » de la collection « Le savoir suisse », qui permet aux auteurs invités d’exprimer des vues personnelles sur certaines thématiques. Gilbert Coutaz émet ainsi une position personnelle sur les relations entre archives, musées et bibliothèques, qui n’est pas forcément partagée par l’ensemble de la communauté archivistique.
Finalement, il reste à espérer qu’Archives en Suisse soit diffusé au-delà de la seule communauté des archivistes, qu’il suscite le débat d’idées sur la place de l’archiviste dans la société de l’information et de la connaissance et qu’il nourrisse les réflexions sur le rôle social et sociétal des archives en Suisse et dans le monde.