Labo-Cité : pourquoi une bibliothèque sans livres ?

Florent Dufaux, Bibliothèques municipales de la Ville de Genève

Labo-Cité : pourquoi une bibliothèque sans livres ?

Introduction

Entièrement dédié au numérique, le Labo-Cité a consisté en un espace temporaire public dans la salle d’exposition de la Bibliothèque de la Cité, principale succursale du réseau des Bibliothèques municipales de la Ville de Genève (BM) entre le 20 septembre 2014 et le 25 avril 2015.

Durant ce laps de temps, la bibliothèque allait faire peau neuve et ses collections seraient inaccessibles. Il s'agissait donc à la fois de proposer une prestation originale et d’évaluer les besoins et attentes des publics en matière de numérique afin d'alimenter le nouveau projet culturel de la Bibliothèque de la Cité. Cette expérience visait aussi un objectif de formation des collaboratrices et collaborateurs du réseau dans le domaine.

Bien que situé dans la « centrale » des BM, le projet a impliqué l’ensemble du réseau (6 bibliothèques de quartiers, le Bibliobus et les services de traitement des documents), ainsi que la Direction des systèmes d’information et de communication de la Ville de Genève. Une équipe de projet a vu le jour afin de s'occuper des différentes phases d’études et de mise en œuvre, mais aussi d’intégrer l’ensemble des services compétents. Ce groupe s’est penché sur la définition du périmètre du projet, sur l’organisation du Labo-Cité ainsi que sur la sélection des ressources numériques.

Afin d’obtenir un certain impact, il a été souhaité que cet espace soit ouvert toute la semaine (du mardi au samedi) de 10h à 17h et qu’un programme de médiation spécifique soit établi. Il fallait donc pouvoir accueillir le public et organiser des activités, tout en répondant à notre objectif de formation interne. Un appel à candidature a été lancé sur l’ensemble du réseau des BM, dont le résultat a dépassé nos attentes. 52 collaboratrices et collaborateurs se sont portés volontaires pour participer à la phase opérationnelle, soit un peu moins d’un tiers des employés. Parmi eux, 16 s’étaient annoncés pour participer à la mise en œuvre d’un programme de formation des usagers.

Un partenariat a été établi avec la Haute école d’art et de design (HEAD) pour la création de l’espace et de sa signalétique. Cette collaboration avec la HEAD a représenté une réelle plus-value. Sur le plan du rendu bien entendu, puisqu’elle nous a permis de bénéficier d’un travail de scénographie de qualité professionnelle, mais aussi grâce aux échanges qu’elle a impliqués. En effet, confronter notre idée de la bibliothèque numérique aux enseignants et étudiants d’autres domaines ainsi qu'à leurs propres représentations s’est avéré riche d’enseignements.

Ressources numériques proposées

La période du Labo-Cité a permis de développer, mais aussi de mettre en évidence les ressources numériques proposées par les BM. Les équipements et plateformes suivants ont été mis à disposition :

  • 9 postes informatiques pour la bureautique et l’accès à Internet.
  • 20 iPads
  • 10 iPads avec une sélection d’applications jeunesse
  • 10 tablettes Android
  • 6 liseuses
  • Réseau Wifi
  • PlayStation 3
  • Sélection de jeux vidéo sur PC
  • Sélection de jeux vidéo sur tablettes (iPad et Android)
  • LeKiosk : kiosque numérique sur tablette, à consulter sur place
  • PressReader : kiosque numérique permettant le téléchargement de journaux et magazines
  • Iznéo : bande dessinée numérique, à consulter sur place[i]

Un point critique du Labo-Cité aura été l’échec de la mise à disposition de la plateforme de prêt de livres numériques PNB. Notre communication, tant en interne qu’en externe, avait été largement axée sur ce point, puisqu’il représentait un levier évident de la question du numérique en bibliothèque. Malheureusement, le déploiement de notre nouveau catalogue qui devait permettre d’y accéder n’a pas pu être réalisé par le prestataire. Cela montre bien, s’il le fallait encore, le rôle central et critique de la technique dans ce domaine. Cet échec a touché l’ensemble des ressources numériques prévues pour être accessibles à distance :

  • Autoformation (Toutapprendre, Orthodidacte et Vodeclic)
  • Europresse, archives de presse.
  • Livres jeunesse avec La Souris qui raconte
  • Livres numériques.

La programmation et les activités de médiation

Des échanges que nous avions  pu avoir avec des collègues ayant mené des expériences similaires auparavant, notamment au Labo BNF[ii], nous avaient convaincus de la nécessité d’animer un tel espace numérique. La programmation du Labo Cité avait donc pour objectif de proposer à un large public des activités permettant d’aborder les différents aspects de la culture numérique et d’en devenir des acteurs. Il s’agissait aussi de mettre en lumière les enjeux du numérique dans le domaine culturel en général et dans les bibliothèques en particulier, aussi bien pour les publics jeunesse qu’adultes.

La programmation se déclinait en 3 axes que nous avions décrits de la manière suivante dans notre note de cadrage du projet :

  • Ateliers donnés par les bibliothécaires 

Les ateliers proposés par les bibliothécaires des BM constituent le corps de la programmation. Dans le prolongement des missions et des collections « physiques » des bibliothèques, ils proposent un panorama des ressources en information, documentation, culture et loisirs auxquels le web donne accès, tout en offrant des outils très pratiques pour favoriser l’accès des toutes et tous.

  • Ateliers créatifs 

Des intervenants sont mandatés pour conduire des ateliers d’initiation à la création artistique ou d’information numérique. Leur objectif est de montrer que le numérique offre des outils accessibles tout en montrant l’importance du geste artistique ou d’une méthodologie pour la création d’information.

  • Rencontres-débats 

Les conférences donnent une perspective plus large sur les enjeux du numérique, dans le domaine culturel, mais aussi si possible dans la société en général.

Mise en œuvre : bilan de l’activité

Utilisation des ressources numériques proposées

L’augmentation du nombre de postes informatiques, de 4 auparavant dans la Bibliothèque de la Cité à 9 postes, a immédiatement suscité une fréquentation supplémentaire. Le nombre d’utilisations des postes a presque doublé pendant la période du Labo-Cité et est restée stable à la réouverture de la bibliothèque, où nous avons choisi de conserver le même nombre de machines. Sur la période du Labo-Cité, nous avions 78 sessions Internet par jour en moyenne.

Les tablettes et autres appareils mis à disposition ont été relativement moins sollicités pour ces usages individuels. Les iPads « adultes », qui ont été les plus utilisés (547 fois au total), ne l’ont été que 4 fois par jour en moyenne. Ces tablettes ont surtout servi aux séjourneurs les plus assidus à prolonger leurs sessions Internet, limitées sur les PC. Les tablettes Android ont été peu demandées par le public, en dehors de quelques personnes connaissant ce matériel et le préférant aux iPads. Nous n’avions par ailleurs pas choisi la meilleure méthode de mise à disposition des tablettes, fournies sur dépôt d’une pièce d’identité, ce qui s’est révélé lourd en termes de gestion et nuisait à la mise en valeur de la prestation. De même, les jeux vidéo, que ce soit sur tablette, PlayStation ou PC ont été très peu demandés pour une utilisation individuelle.

Programme de de médiation

58 activités ont été organisées pendant la période du Labo-Cité, qui ont réuni 648 participants[iii]. Le nombre de visiteurs uniques peut être évalué grâce aux inscriptions aux ateliers. 186 personnes se sont inscrites pour 250 places, soit pour 1,3 atelier en moyenne. Si l’on reporte ce ratio à l’ensemble des participants, on peut estimer que 500 personnes différentes environ ont participé aux activités du Labo.

Le programme de médiation du Labo-Cité aura probablement constitué l’aspect le plus riche du projet, tant en termes de relation avec le public que de nouveaux partenariats et d’enseignements.

Les ateliers donnés par les bibliothécaires

Cette offre (le livre numérique, la musique en ligne, les podcasts, la presse numérique...) a représenté à la fois un succès de fréquentation et de satisfaction du public et un échec en termes de développement du projet, puisque seules deux bibliothécaires sur les seize volontaires pour ce domaine ont donné deux ateliers, en plus des ateliers conduits par l’auteur et un externe.

Les principaux obstacles cités par les bibliothécaires ont été le manque de temps, le manque de connaissances techniques et compétences en formation des usagers. Bien que la question du temps reste évidemment centrale, celles des connaissances techniques est, de notre expérience, secondaire. Si elle peut constituer un facteur d’appel pour les usagers qui se montrent toujours reconnaissants d’obtenir quelques « trucs », ce sont surtout les contenus qui importent et qui permettent de mettre en avant les compétences des bibliothécaires dans la recherche d’information au sens large. Dans cette optique, l’atelier « Information juridique », proposé par Yves Muhlemann, juriste-bibliothécaire à la bibliothèque du Pouvoir judiciaire, est emblématique. Dans cet atelier, qui a été le plus sollicité par le public, c’est très clairement la connaissance du domaine et la maîtrise de la recherche d’informations ciblées qui étaient primordiales.

En ce qui concerne les compétences en matière de formation des usagers, cela constitue un réel enjeu. Nous avions organisé une brève formation en interne dans ce domaine, avec une demi-journée d’initiation, mais cela s’est révélé insuffisant. Un accompagnement sur le terrain pour la mise en œuvre aurait été nécessaire.

Ateliers créatifs

Ces ateliers organisés avec des partenaires ou mandataires ont demandé comme toutes les activités de médiation un travail de programmation et de définition du projet. La dimension technique apportait une complexité supplémentaire, les intervenants arrivant rarement avec des solutions « clés en main » ou devant s’adapter à nos possibilités techniques.

Le projet « Bouge ton son » proposé par Eklekto[iv] s’est révélé emblématique. S’agissant d’une installation musicale et audiovisuelle pilotée par iPad, plusieurs séances de travail et de tests ont été nécessaires pour déterminer les applications à utiliser et ajuster le projet en fonction du matériel audiovisuel disponible. Au final, avec un matériel relativement modeste, grâce aux compétences et à l’engagement des partenaires, un beau résultat a été obtenu. Cette installation permettait au public de manipuler plusieurs types d’interfaces programmées en midi pour créer ensemble un environnement sonore et visuel et donc, potentiellement, d’appréhender quelques fondamentaux de la musique électronique de manière ludique et artistique.

Des ateliers créatifs plus techniques pour enfants ont aussi été proposés. Ainsi « la Robotique avec Thymio » proposé par Paul Oberson[v] permettait en une après-midi de s’initier à la programmation de ces robots simples créés à l’EPFL[vi]. « Les Princes de l’impression 3D » mené par l’association Kidimake[vii] permettait, à travers une histoire, de découvrir la modélisation et l’impression 3D.

Une activité pédagogique a aussi été organisée par le Service écoles-médias (SEM) du Département de l’Instruction Publique. Il s’agissait d’un parcours en Vieille-Ville proposant des activités à partir d’une carte avec des QR-Codes renvoyant vers des énigmes à résoudre mais aussi des informations à collecter et des interviews à réaliser, le tout à partir d’un iPad. L’ensemble de ces ateliers ont rencontré un beau succès.

Les ateliers créatifs pour adultes, par contre, ont été relativement peu fréquentés (musique électronique, ateliers d’écriture numérique). Ce public se montre peut-être plus timide dans l’expérimentation. Dans ce domaine, seuls les ateliers Wikipermanences, menés par Wikimédia Suisse[viii] pour initier le public à enrichir l’encyclopédie libre ont rencontré un certain succès certainement dû en partie à leur régularité, un atelier ayant eu lieu chaque mois.

Ce type d’atelier nous semble toutefois riche de potentialité. L’Initiation à la musique électronique sur tablette du musicien genevois POL[ix] a donné de beaux moments de partage entre jeunes et âgés, tandis que les « Moulin à parole » portés par Pascal Cottin[xi] représentaient un exemple d’utilisation simple et élégante du numérique pour amener un public vers l’écriture, en utilisant des textes, des images et des sons du domaine public ou libres de droit.

Rencontres-débats

En-dehors de la conférence inaugurale donnée par Pierre Assouline, ce cycle a rencontré un succès mitigé. Il semble que ce format nécessite un travail sur la durée afin de constituer un public, ce que la relative brièveté de notre expérience ne nous a pas permis, malgré la qualité des contenus, comme par exemple le cycle « Questions de littérature numérique » proposé par Infolipo[xi].

Médiation documentaire

Dans cette bibliothèque sans livres, les seuls documents papiers ont paradoxalement été des fiches d’orientation consacrées à différents domaines de l’information numérique : les applications jeunesse, les jeux vidéo, la musique en ligne, la presse numérique et la recherche d’information juridique, proposée par la Bibliothèque du Pouvoir judiciaire. Ces fiches venaient soit compléter un atelier ou proposer un éclairage sur une des offres de ressources numériques. Assez généralistes, elles ont été appréciées des publics peu familiers du numérique. Par contre, le volet numérique de cette médiation documentaire est resté en grande partie négligé, alors qu’une stratégie de communication digitale efficace avait été proposée par le chargé de communication des BM.

Communication digitale

Le Labo-Cité représentait la première expérience d’ampleur des BM avec une communication coordonnée sur les canaux classiques et digitaux, ce qui semblait indispensable vu la thématique. Un blog dédié a été créé et les comptes Twitter et Instagram des BM consacrés prioritairement au Labo-Cité. Les efforts consentis en matière de communication ont porté leurs fruits. Un public non familier de la Cité a fréquenté le Labo-Cité. L’expérience a connu des échos positifs dans la presse avec une dizaine d’articles publiés, aussi bien sur l’ouverture du Labo-Cité que sur les différentes activités organisées. Toutefois, comme avec la formation des usagers, nous avons manqué la phase de transfert auprès des bibliothécaires pour que cette stratégie de communication puisse porter aussi sur la médiation documentaire qui aurait probablement pu prendre alors une autre dimension.

Public du Labo-Cité

La fréquentation du Labo-Cité a été mesurée en continu grâce à la présence d’un compteur de visites situé à son entrée. Une enquête auprès des publics a en outre été conduite en octobre 2014.

Sur la durée de son ouverture, 136 jours sur 7 mois[xii], la fréquentation est restée stable, si l’on excepte les mois partiels de septembre et décembre 2014 et avril 2015 :

Au fil de l’activité du Labo-Cité, il est apparu que celui-ci était en grande partie fréquenté par un public de séjourneurs, déjà présents à la bibliothèque, mais qui s’est trouvé concentré dans cet espace. Cette composition du public a largement été constatée sur place, avec des personnes y passant de longues heures, plusieurs fois par semaine. On le relevait aussi avec l’enquête, dans laquelle on pouvait voir, dès les premières semaines d’activité, un public déjà bien installé, un tiers venant déjà au moins une fois par semaine.

Le public du Labo-Cité était en partie seulement le public de la Bibliothèque de la Cité (79%), l’expérience a donc amené un public spécifique et la stratégie de communication a porté ses fruits. A l’inverse, certains habitués de la Cité n’étaient pas au courant de la fermeture et se sont déclarés peu intéressés par cet espace numérique et attendaient la réouverture de la bibliothèque, sans toutefois en comptabiliser le nombre d’occurrences.

Fig. 1 : fréquentation des BM dans les 12 derniers mois

Analyse 

Attentes des publics

La partie consacrée aux attentes des personnes interrogées nous permet de mettre nos constats en perspectives et proposer quelques éléments d’interprétation. Elle montre des usages et modalités d’accès très similaires à celles de l'ensemble de la population suisse. Ainsi 88% des personnes interrogées au Labo-Cité déclaraient avoir accès à Internet à domicile, alors que cette proportion est de 82% pour la Suisse romande[xiii]. Les intervalles de confiance respectifs des enquêtes font que l’on peut rapprocher les deux populations sur ce point.

Les usages de type documentaire en numérique restent faibles, ce qui conforte le fait que la médiation, culturelle ou documentaire, de nos contenus digitaux s’avère indispensable.

Fig. 2 : activités et contenus consultés en numérique

Les attentes par rapport à une offre numérique sont toutefois précises : les journaux et l’autoformation sont les ressources les plus demandées, suivies de près par la vidéo (VOD – video on demand) et la musique :

Fig. 3 : attentes quant aux ressources numériques à proposer aux BM

Pour les personnes interrogées, une bibliothèque devrait plutôt les aider à se repérer dans les ressources numériques, plutôt qu’offrir des documents numériques remplaçant les supports physiques. Cela conforte notre point de vue sur l’importance d’une médiation documentaire numérique forteresse de la formation  :

Fig. 4 : attente quant à la stratégie à adopter par les BM

L’enquête réalisée tôt, ne permet pas de distinguer clairement les publics des activités de médiation et le public de séjourneurs. Toutefois nos observations nous permettent d’affirmer qu'ils ont été très différents et peu mélangés. Les publics jeunesse étaient présents quasi exclusivement dans les animations et les accueils scolaires. Les séjourneurs n’ont pas participé aux activités de médiation qui étaient plutôt suivies par un public « d’usagers emprunteurs adultes », caractéristique particulièrement marquée dans les « ateliers BM ».

L’expérience du Labo-Cité a mis en lumière les caractéristiques, et parfois les problématiques, liées au public séjourneur n’utilisant que l’accès Internet. Le simple fait de pouvoir disposer d’une connexion gratuite dans un lieu sans obligation de consommation se révèle particulièrement attrayant pour ce public, parfois visiblement en situation de précarité. Il reste assez peu concerné par le reste de l’offre de la bibliothèque et en ignore parfois les règles. Une médiation spécifique pourrait constituer une piste et le numérique, un point de contact pertinent.

Formation interne

Les bibliothécaires du réseau constituaient un autre public du Labo-Cité puisqu’ils devaient pouvoir s’y former. Toutefois, comme nous l’avons relevé plus haut, le transfert dans la pratique ne s’est pas effectué, comme par exemple via une participation à la formation des usagers ou le développement d’une médiation documentaire spécifique. En outre, lors de l’enquête interne réalisée début 2015, l’un des principaux points négatifs relevé par les collaboratrices et collaborateurs impliqués avait été le manque de formation apporté par le Labo-Cité, notamment sur les ressources numériques. Pour corriger cela, une série d’ateliers thématiques destinés au personnel ont été programmés portant sur la littérature numérique, la musique sur le web, la veille, les applications jeunesse, le jeu vidéo et la culture numérique.

L’atelier « culture numérique » consistait, après la présentation des grandes tendances du domaine, en un brainstorming sur leurs applications dans le contexte des BM. Si, comme les autres, il a été riche en idées, celles-ci n’ont pas trouvé de prolongements dans la pratique. Tout cela montre bien, que le numérique cristallise une grande partie des enjeux liée à l’évolution des bibliothèques, qui s’étendent bien au-delà des questions techniques. Il s’agit de trouver un modèle nous permettant d’allier formation et transfert direct dans une pratique. Au-delà des connaissances en matière de numérique, cela implique surtout que les bibliothécaires puissent disposer du temps nécessaire pour développer des projets de médiation. Il s’agit donc d’un véritable enjeu pour l’institution, tant en termes de formation que d’organisation du travail et de gestion des priorités.

Constats quant aux activités de médiation

L’ajustement du projet (public cible, objectifs) et de sa communication, pour rendre clair et attractif le contenu de l’atelier, sont particulièrement importants. Cela paraîtra évident, mais des titres techniques, comme « découvrez le logiciel X », ou « apprenez à coder avec Y », sans parler de « perfectionnez votre recherche dans le catalogue » ne rencontrent aucun succès.

Au-delà du titre, qui doit déjà raconter une histoire, il est nécessaire de proposer une séquence pédagogique solide ou une dimension narrative dans l’atelier afin de tenir le public en haleine, mais aussi de proposer une approche dynamique. Le médiateur peut ainsi proposer des liens avec d’autres contenus et supports pour éviter de se noyer dans des considérations techniques.

Nous avons constaté que les tablettes étaient un support à privilégier. Largement utilisées aujourd’hui, elles permettent de se distancer du support ordinateur et des a priori qu’il peut encore susciter. Les tablettes proposent aujourd’hui des applications pointues (interfaces de musique électronique, application d’initiations à la programmation...) Cela demande toutefois des compétences techniques pour la préparation des ateliers et parfois un peu de bricolage, par exemple pour le partage des fichiers entre applications ou simplement de l’impression. Elles permettent aussi une relative autonomie de la bibliothèque et des médiateurs, ce qui n’est pas toujours possible avec les ordinateurs de bureau, souvent bridés par les services informatiques.

Focus sur le jeu vidéo

Le jeu vidéo représente à lui-seul une des grandes problématiques liées au numérique en bibliothèque. Bien qu’on puisse le situer dans la continuité des œuvres présentées traditionnellement en bibliothèque de par ses dimensions graphiques, narratives et musicales, il est aussi un pur produit de la culture numérique, avec des logiques et des usages propres qui restent encore mal connus ou parfois mal compris des bibliothécaires.

De fait, bien qu’on puisse en constituer des collections, comme cela a été fait lors du Labo-Cité, avec un axe sur l’édition indépendante et la création suisse, les possibilités en termes de prêt restent limitées ; cela en fait un champ hors-normes pour le bibliothécaire de lecture publique. De plus, comme indiqué plus haut, une offre de jeu en self-service n’est pas adoptée spontanément par un public non familier. Cela implique qu'une politique de médiation d’autant plus solide doive être engagée sur cette thématique. De par sa richesse et son aspect spectaculaire, le jeu vidéo peut constituer un champ idéal pour expérimenter et développer la médiation et la culture numérique en bibliothèque.

Lors du Labo-Cité plusieurs pistes ont été explorées : conférences (l’histoire, les métiers), rencontres (journée du jeu vidéo avec des éditeurs suisses-romands) et présentation de jeux (apéro jeux vidéo). Nous avons eu la chance pour cela de pouvoir nous appuyer sur les connaissances et le réseau d’un spécialiste de la question, Sandro Dall'Aglio[xiv]. Ces événements ont esquissé l’idée que le jeu vidéo est un domaine de création qui peut être accessible en Suisse et que cette thématique, au vu de la fréquentation de la journée jeu vidéo, semble intéresser le public.

Une médiation documentaire est aussi nécessaire dans ce domaine qui se révèle riche et varié. La sélection a été commentée et explicitée sous forme de fiches évoquées plus haut. D’autres mode de médiation documentaire sont certainement envisageables (liens avec d’autres œuvres de fiction ou documentaires, sélections thématiques, conseils personnalisés…).

Conclusion

L’expérience du Labo-Cité aura confirmé le rôle que les bibliothèques peuvent jouer dans l’accès aux nouvelles technologies mais aussi comme lieux de réflexion sur l’impact du numérique dans la culture et la société.

La médiation culturelle et documentaire que nous pouvons développer dans ce domaine peut aider des personnes aux profils variés à s’orienter dans une offre informationnelle et culturelle foisonnante, à mieux appréhender les enjeux du numérique et à en devenir acteur. Ces propositions sont à même d'intéresser nos publics actuels, mais aussi nous permettre d’en gagner de nouveaux. La médiation des cultures numériques peut se développer grâce à des partenariats. Il existe une réelle émulation dans ce domaine et les bibliothèques y possédent une certaine légitimité. Ces collaborations, quels que soient leurs termes, paraissent indispensables, la bibliothèque ne pouvant maîtriser toutes les compétences nécessaires pour animer un programme de médiation fourni. Les bibliothécaires de leur côté doivent quitter la logique des supports qui consiste à rechercher en numérique des copies de leur collections physiques – des ebooks, des disques et vidéos en téléchargement ou streaming – pour adopter les nouveau modes de diffusion du web et développer une véritable médiation documentaire numérique ou former leurs publics à la gestion de l’information, plus qu’à sa recherche.

Cette expérience a aussi montré que l’idée d’une « bibliothèque sans livres », exclusivement numérique, ne faisait pas sens dans notre contexte. Non seulement elle ne correspond pas à la représentation que le public se fait d’une bibliothèque, mais se couper de nos riches ressources « physiques » reviendrait à ignorer une part incontournable des contenus et surtout, de notre environnement culturel et de nos publics. Cette bibliothèque sans livres aura aussi, comme nous l’avons souligné, manqué de connexion avec les bibliothécaires eux-mêmes et un travail important reste encore à effectuer pour les former et instiller une « logique du numérique » dans leurs activités, sans que cela représente une rupture.

Stratégies pour l'avenir

Concrètement, nous avons identifié trois axes qui nous permettront de développer notre stratégie en matière de numérique pour la bibliothèque de la Cité, mais aussi l’ensemble du réseau des BM.

Les bibliothèques doivent rester un point d’accès au numérique en termes d’équipements et de ressources. Les usages mobiles deviennent majoritaires et l’accès au wifi doit donc être développé dans les bibliothèques. Toutefois certains publics, notamment les séjourneurs, apprécient encore de disposer d’équipement fournis par l’institution. Celle-ci doit toutefois les diversifier, notamment avec des tablettes qui représentent surtout des supports utiles à la médiation.

Par ailleurs, les publics attendent que les bibliothèques leur proposent des documents numériques spécifiques (journaux, autoformation, livres numériques) et il convient de disposer de terminaux pour les mettre à disposition sur place et les « matérialiser ». Cette offre doit être intégrée à la bibliothèque classique.

Une médiation documentaire numérique doit être développée, car le numérique ne fonctionne pas tout seul en bibliothèque comme l’ont montré les usages concrets au Labo-Cité. Jeux vidéo, applications sur tablettes ou ressources en ligne n’ont pas été utilisés spontanément, une grande partie du public se contentant de « surfer » sur des sites connus.

Cette médiation pose la question de la sélection des contenus qui devra se penser dans le cadre des modes de diffusion du web en s’intégrant dans la politique documentaire globale. Les seuls abonnements à des « ressources numériques » ne sauraient suffire pour refléter toute la variété des cultures numériques. De plus, le bibliothécaire ne doit pas uniquement penser portail, dossier documentaire ou service de référence en ligne, mais aussi intégrer les outils de la communication digitale : diffuser une veille, valoriser les traces des activités de médiation sur son blog, proposer ses sélections thématiques à des groupes d’intérêts sur les réseaux. Si ces modes de diffusion augmentent les possibilités, ils ajoutent aussi en complexité, et le bibliothécaire doit s’entourer et accepter l’expertise d’autres professionnels, afin de se concentrer sur les contenus et la mise en valeur des collections.

Les ateliers numériques devraient s’ancrer dans la politique de médiation des BM. L’intérêt du public est notable pour les ateliers liés à la gestion de l’information au sens large, mais aussi pour la création numérique, surtout pour les plus jeunes. Ces ateliers sont le lieu idéal pour faire émerger les besoins des publics, les confronter avec notre offre documentaire et, le cas échéant, l’enrichir. Les quelques mois d’activités du Labo-Cité ont montré que les possibilités de partenariats ou de mandats étaient potentiellement riches sur Genève.

On a vu que l’objectif de formation du personnel n’a pas entièrement été réalisé. Cette dimension doit être mieux prise en compte à l’avenir. Les décalages entre formation et mise en œuvre des projets sont sources de frustration pour les collaboratrices et collaborateurs et représentent une déperdition d’énergie pour l’institution. Il convient de fixer des objectifs réalistes permettant de forger un socle commun. Par exemple, pour le jeu vidéo, tous les bibliothécaires ne pourront rivaliser en termes de connaissances avec les publics de gamers, mais ils devraient posséder des connaissances de base, pour pouvoir au minimum informer les publics, comme ils le font pour les autres collections ou services.

L’expérience du Labo-Cité aura donc montré que les BM doivent dépasser la simple question des « ressources numériques » pour entrer dans les logiques d’usages du numérique de la société actuelle. Les possibilités sont nombreuses que ce soit en proposant des activités de médiation, des cultures numériques ou de la médiation d’information et de contenus culturels numériques, afin de donner une visibilité nouvelle à leurs collections, aux compétences de leur personnel, tout en les développant et en offrant des prestations adaptées à leurs publics actuels et potentiels.

Notes

[i] On trouvera des descriptions détaillées des ressources numériques évoquées sur le site du réseau Carel http://reseaucarel.org 

[ii] Le blog du Labo BNF http://labobnf.blogspot.ch/

[iii] L’ensemble du programme de médiation du réseau des BM attire environ 30'000 personnes par année, visites de classes comprises, mais en dehors de la fréquentation des expositions.

[iv] Geneva Percussion Center – Eklekto http://eklekto.ch

[v] http://sem.unige.ch/oberson/homepage/

[vi] https://www.thymio.org/fr:thymio

[vii] http://www.social-in3.coop/kdmk/

[viii] https://www.wikimedia.ch/fr/

[ix] http://www.otaku.ch

[x] http://pascalcottin.jimdo.com/m-p/

[xi] http://www.infolipo.org une partie des interventions peut être retrouvée sur la chaîne YouTube des BM https://www.youtube.com/user/genevebm

[xii] Au mois d’avril, le Labo-Cité n’a été ouvert que pour des activités de médiation.

[xiii] L’accès des ménages à internet et son utilisation par les individus en Suisse : enquête sur les technologies de l’information et de la communication 2014 auprès des ménages. Neuchâtel, Office fédéral de la statistique, 2015
http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/news/publikationen.html?publicationID=6595

[xiv] http://uncoindepixel.ch/author/admin/