Le patrimoine : un enjeu pour les bibliothèques… mais aussi pour le public ! : Retour sur la 2e École d’été internationale francophone en SIB

Hésione Guémard, École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques

Bassirou Ba, École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques

Paul Faure, École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques

Le patrimoine : un enjeu pour les bibliothèques… mais aussi pour le public ! : Retour sur la 2e École d’été internationale francophone en SIB

Entre le 22 juin et le 3 juillet 2015 s’est tenue à Villeurbanne (France, Rhône-Alpes) la 2e École d’été internationale francophone en Sciences de l’information et des bibliothèques (SIB). Un premier échange s’était déroulé en 2014 à Montréal autour du thème « Marketing et médiation numérique en bibliothèques ».

L’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) a ainsi accueilli cette année plusieurs étudiants de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information (Ebsi, Québec, Montréal) et de l’École de bibliothécaires, archivistes et documentalistes (Ebad, Sénégal, Dakar). Ensemble, nous avons échangé autour du thème « Patrimoine, Numérique, Publics » pendant quinze jours. Les cours et les présentations dispensés à l’Enssib ont été ponctués de visites de bibliothèques lyonnaises permettant aux participants de confronter leurs pratiques bibliothéconomiques dans un cadre plus informel.


Les étudiants ayant participé à la 2e Ecole d'été francophone en SIB accompagnés de leurs professeurs - Copyright Enssib

Si le patrimoine désigne un ensemble de biens matériels ou immatériels, aux qualités esthétiques ou historiques certaines, appartenant à une personnalité privée ou publique, il est aujourd’hui plus que jamais convoqué pour son sens premier de bien commun hérité et fondateur de la société actuelle. Le patrimoine ne constitue plus seulement une collection réservée à une élite scientifique. Depuis de nombreuses années, Archives, musées et bibliothèques mettent en valeur leurs collections et fonds grâce à des expositions tant permanentes que temporaires. Cependant, jusqu’à l’avènement du numérique, celles-ci restaient essentiellement physiques. L’arrivée de ce nouveau canal de diffusion – concomitant du développement du Web et à l’essor d’Internet – a permis la création d’expositions virtuelles et plus globalement ouvert la voie à la valorisation numérique. Se pose aujourd’hui une nouvelle question : comment permettre au public d’enrichir quantitativement les collections et fonds et/ou de les valoriser ?

Dans ce contexte, il apparaît pertinent de s’intéresser à la rencontre entre patrimoine et publics. Si l’ensemble de la population (publics initiés, grand public et publics spécifiques) peut vouloir connaître ce qui constitue son histoire nationale, chacun d’entre nous peut désormais créer les traces que recevront les générations futures, à travers des projets participatifs.

Cet article revient sur les axes majeurs qui ont marqué les différentes interventions de l’événement, à savoir, les notions de « crowdsourcing » et de « gamification ». Ce type de projets participatifs est envisagé ici dans leur relation à la diffusion et la valorisation du patrimoine, notamment numérisé.

Projets participatifs : quels enjeux pour les bibliothèques ?

Cette partie reprend les grandes lignes de l’intervention de Raphaëlle Bats qui a introduit la première semaine de l’Ecole d’été(1).

L’essor d’Internet a permis le développement massif des projets participatifs : le partage en ligne (d’idées) et les communautés virtuelles se comptent aujourd’hui en masse. En parallèle, la numérisation du patrimoine s’est accrue et ainsi, le nombre de ressources numériques s’est amplifié. Dans le cadre d’un projet participatif, les bibliothèques rendent publiques certains documents de leurs fonds ou de leurs collections - voire les fonds eux-mêmes - et le public les visualise et les enrichit. Un projet participatif peut prendre différentes formes, physiques comme virtuelles, comme le montrent les exemples cités plus loin en forme de liens hypertexte.

Un projet participatif se décline en quatre temps : afin de répondre à un besoin, une institution ou une personne sollicite la population (sa communauté d’usagers ou le grand public) afin que celle-ci l’aide à atteindre son objectif.

Le créateur du projet donne ainsi au public les moyens de pouvoir réaliser le projet, et donc cela l’oblige à d’abord préparer tant les outils nécessaires à sa réalisation que la rédaction claire et précise de consignes à destination des futurs participants. Vient ensuite la période de la communication afin que le public puisse être informé de l’existence de ce projet. Dans un troisième temps, la population participe sur la base du volontariat. Enfin, l’initiateur du projet valide le travail effectué.     

D’après Raphaëlle Bats, à travers les projets participatifs se retrouvent trois enjeux majeurs : la possibilité d’agir (« pouvoirs »), le partage de connaissances (« savoirs ») et l’expression des missions des bibliothèques (« devoirs »).

  • En offrant au public la possibilité de participer à un projet de diffusion du patrimoine, les professionnels acceptent que les tâches qu’ils devraient être amenés à effectuer de par leurs compétences spécifiques soient effectuées par des personnes ne disposant pas nécessairement des mêmes compétences. Par conséquent – dans le cas plus spécifique des bibliothèques -, les « savoirs » académiques ne sont pas les seuls à être légitimes.
  • La délégation à la communauté constitue une forme d’expression de la démocratie participative : les « pouvoirs » sont partagés et la mise en lumière des savoirs mobilisés par le public participe au renforcement de leur capacité d’agir dans la société.
  • Les projets participatifs répondent enfin aux « devoirs » des bibliothèques. En effet, une bibliothèque doit rendre possible la consultation au plus grand nombre des ressources qu’il lui est possible d’acquérir et de conserver en vue d’une participation plus grande à la démocratie. Les projets participatifs incitent justement à un renouvellement de l’engagement des citoyens dans la sphère culturelle et publique.

Ainsi, pour reprendre les expressions employées par Raphaëlle Bats au cours de l’École d’été, une bibliothèque est donc à la fois un « lieu démocratique » et un « lieu pour la démocratie », c’est-à-dire où peut s’exprimer la démocratie.

Le crowdsourcing : un type de projet participatif

Cette partie reprend les grandes lignes des deux interventions de Pauline Moirez, conservatrice à la BnF(2).

Le principe du crowdsourcing se résume ainsi : c’est l’enrichissement ou la création de contenus par les foules (crowd). Ce procédé peut ainsi se définir comme une production participative. Les « foules », pour les bibliothèques, ce sont leurs publics et, parmi ceux-ci, majoritairement les citoyens de la ville ou du pays desservi. Un autre terme anglophone très à la mode dans les ouvrages de marketing pourrait être associé à cette idée, il s’agit du crowdfunding : un financement par les foules (en exemple, l’acquisition de l’oeuvre de Corneille de Lyon au Musée des Beaux-Arts de Lyon).

Bien que le crowdsourcing se présente sous des aspects très épars, Pauline Moirez a suggéré d’en faire une typologie. Nous vous proposons une liste des principales catégories énoncées :

  • La collecte de ressources : il s’agit généralement de faire appel à une contribution collective afin d’enrichir un fonds documentaire. Les ressources populaires sont les documents les plus faciles à collecter : cartes postales, journaux, lettres, souvenirs, etc. L’un des célèbres exemples est « La Grande Collecte » qui fut organisée par la BnF et le réseau des Archives de France du 9 novembre au 16 novembre 2013 pour commémorer la Première Guerre mondiale.

  • Le web collaboratif : ce projet est amorcé par les usagers, ce sont ces derniers qui sont déterminants pour la formulation des objectifs. La communauté s’impliquera pour faire vivre ses inspirations, son exemple le plus populaire est Wikimedia. En opposition, nous parlons du web participatif pour désigner les projets lancés par une institution ou un organisme.

  • La géolocalisation : grâce à la participation de chacun, il s’agit de déterminer la situation géographique d’éléments, d’objets, etc. Sur ce modèle, OpenStreetMap a pour but de créer une carte libre du monde en collectant les données citoyennes.  

  • Le journalisme citoyen : il s’agit de collecter les témoignages ou les reportages des citoyens du monde. Ils agissent comme des journalistes sauf qu’ici les lecteurs peuvent aussi être les auteurs des publications. Le public se positionne ainsi à la source de l’information. AgorVox, le média citoyen revendique une information entièrement participative. Sa politique éditoriale et la Fondation AgoraVox offrent un cadre digne des journaux professionnels. Remarquons qu’au contraire de ces derniers, qui ont parfois de la difficulté à obtenir des commentaires sur leur site web, ici les « réactions » aux articles sont systématiques.

  • Les sciences citoyennes : cette catégorie inclut les sites participatifs contribuant à l’amélioration et à l’avancement des connaissances en sciences. Ces initiatives sont souvent soutenues par un musée ou une institution publique. Parmi les sites de sciences participatifs, nous pouvons retenir Vigie Nature, un réseau de citoyens qui font avancer la science soutenu par le Muséum national d’histoire naturelle, Citizen Archivist Dashboard soutenu par U.S. National Archive et Records Administration ou encore Ancient Lives soutenu par l’Université d’Oxford. Le site anglophone Zooniverse élaboré par Citizen Sciences Alliance regroupe quant à lui une large étendue de ces projets participatifs au service de la Science.

Les projets de crowdsourcing dans le monde culturel offrent de nouvelles possibilités d’enrichissement des métadonnées. Ainsi les Archives départementales du Cantal emploient l’indexation collaborative pour la constitution d’index nominatifs ainsi que pour le découpage par année des registres paroissiaux et d’état civil. Les Archives nationales du Royaume-Uni ont lancé le projet Africathrought a lens afin d’obtenir des internautes des commentaires et des tags qui compléteront leur fonds centenaire de photographies prises en Afrique. L’Université du Michigan avec IslamicManuscripts at Michigan procède à un catalogage collectif afin d’ordonner des manuscrits islamiques. Avec Convert-a-Card sur LibCrowds, la British Library demande à la foule d’internautes d’effectuer de la rétroconversion de fichiers papiers. Mentionnons aussi la paléographie collaborative fruit d’un partenariat entre les Archives départementales des Alpes-Maritimes et Wikisource ou encore la correction collaborative de textes océrisés.

Ces procédés permettent de traiter une masse de documents en offrant un gain de temps considérable aux institutions. Toutefois le contrôle des données et le monitorat de l’enrichissement des données continueront à mobiliser le temps des professionnels.

La gamification : un vecteur fort des sites participatifs  

Comme l’a expliqué Lisa Chupin au cours de son intervention(3), ces dernières années ont vu apparaître la prolifération du jeu(4) dans les pratiques tant quotidiennes que professionnelles. Gamification(5) est un terme né dans le monde anglo-saxon, il définit en premier lieu le recours au jeu dans les techniques de marketing. Toutefois dans le cadre du crowdsourcing, nous l’envisageons comme un moyen de créer de l'engagement chez un usager vis-à-vis du site participatif, afin de le fidéliser et de l’encourager à poursuivre l’enrichissement des données. Le moteur de motivation repose sur un processus de récompenses via des badges, des points ou des niveaux à monter.

Grâce au procédé de gamification, les usagers, tous publics confondus, peuvent facilement devenir adeptes du crowdsourcing.

Ainsi, parmi les sites qui se distinguent par leur usage de la gamification pour l’enrichissement des données, il est possible de citer Artigo et JocondeLAB (tag d’œuvres d’art), Building inspector (tag de plans d’architecte) et Library of Congress sur Flickr (tag de photographies).

Le fait de pouvoir librement décrire une œuvre d’art peut permettre de se divertir tout en s’introduisant un processus d’indexation. Par exemple, sur les sites précédemment cités, les œuvres ou les photographies sont souvent décrites - titre, auteur et lieu de conservation – et cette identification permet à l’internaute de connaître de nouvelles œuvres. Lorsque l’usager est interpellé par le jeu sur son centre d’intérêt, il apprécie davantage le fait de mettre ses connaissances au service de la communauté.  

Pour que le crowdsourcing soit ludique, il faut que l'usager puisse facilement se donner une mission. Avec l'exemple de Anno Tate, le participant est tout d'abord invité à sélectionner un corpus selon ses goûts ou ses envies. Cette étape franchie, il a pour mission de déchiffrer un document manuscrit partiellement ou complètement. La transcription des documents devient alors un véritable défi à relever !

L’une des caractéristiques de la gamification est de permettre aux participants de jouer un rôle. Les institutions en sciences naturelles réussissent particulièrement à plonger un participant dans la peau d’un personnage comme un explorateur ou encore un biologiste. Ainsi, Science Gossip offre la possibilité aux experts comme aux novices de classifier des documents scientifiques numérisés. Pour ce projet, une série de questions sont posées sur le contenu (illustrations ou non, le type d’illustration, le texte, les mots-clés), celles-ci correspondent à des étapes à franchir et ainsi à des missions à réaliser avant de découvrir de nouvelles images. Pour sa part, Chimp & See invite le participant à surveiller des vidéos filmées en pleine nature, le but est d’identifier des animaux de passage ; le participant apprécie de jouer à « cherche et trouve » tout en découvrant ou reconnaissant différentes espèces.

Enfin, citons le projet de transcription Digitalkoot qui enthousiasma la population finlandaise grâce à son ergonomie simple et intuitive et son interface ludique.                     

Comment inciter le public à participer ?

Aujourd’hui, le développement d’Internet et la numérisation du patrimoine offrent à de nombreux publics l’opportunité de jouer un rôle important dans la valorisation du patrimoine. Les internautes peuvent participer de différentes manières et les professionnels deviennent chaque jour plus réceptifs à ces contributions. La mise en commun des connaissances rend possible l’émergence de projets motivants pour tous, dont notre patrimoine est le grand gagnant.     

Les idées vous manquent pour captiver et attirer votre public ?

N’oubliez pas que le site Zooniverse répertorie une série de projets participatifs scientifiques pouvant constituer un excellent réservoir d’idées !

Nous vous conseillons aussi la lecture de l’ouvrage dirigé par Raphaëlle Bats, Construire des pratiques participatives dans les bibliothèques (Presses de l’enssib, collection « La Boîte à outils », septembre 2015).

Et rendez-vous en 2016 à Dakar à l’Ebad pour la 3e École d’été internationale francophone en Sciences de l’information et des bibliothèques !

Hésione GUÉMARD, Bassirou BA et Paul FAURE

Étudiants en Master 2 professionnel « Politique des bibliothèques et de la documentation » à l’Enssib ayant participé à la 2e Ecole d’été internationale francophone en SIB

 

Notes

(1) Raphaëlle Bats est conservatrice des bibliothèques à l’Enssib et doctorante à Paris 7, elle prépare une thèse sur la participation en bibliothèque. Lors de l’École d’été, son intervention s’est intitulée « Les projets participatifs en bibliothèques : concepts, enjeux et limites ».

(2) Ses interventions se sont intitulées « Patrimoine et crowdsourcing » et « Données et contenus dans les projets participatifs patrimoniaux ».

(3) Lisa Chupin est doctorante attachée temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM).

Son intervention s’est intitulée « Médiation, publics et projets participatifs patrimoniaux ».

(4) Voir dans le catalogue de la bibliothèque de l’Enssib le mémoire d’étude de Marie Latour, La ludification en bibliothèque : utiliser le jeu comme médium dans la relation aux usagers (sous la direction de Guillemette Trognot, mémoire du DCB, Enssib, janvier 2015).

(5) Voir dans le Catalogue collectif de France l’ouvrage de Gabe Zichermann et Christopher Cunningham, Gamification by Design : Implementing Game Mechanics in Web and Mobile Apps (O‘Reilly Media, Inc., 2011).