Alain Jacquesson, Ancien directeur de la Bibliothèque de Genève
MOATTI, Alexandre, 2015. Au pays de Numérix. Paris : Presses universitaires de France. 166 p. ISBN 978-2-13-063144-6
Né en 1959, Alexandre Moatti est un écrivain et éditeur scientifique français. Diplômé de l’Ecole polytechnique de Paris, il est également ingénieur des Mines. De 2002 à 2005, il est conseiller dans différents cabinets ministériels. De 2005 à 2006, il est secrétaire du comité de pilotage de la Bibliothèque numérique européenne (Europeana). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation scientifique et, notamment, d’un blog consacré aux bibliothèques numériques (http://www.bibnum.eu). A. Moatti est chercheur associé à l’Université de Paris VII-Denis Diderot.
Ce petit essai n’est pas un ouvrage à caractère scientifique, mais une oeuvre d’humeur quelque peu désabusée sur la situation du numérique en France, en particulier sur les sujets qui touchent aux sciences de l’information documentaire. Il se divise en trois chapitres.
Le premier est consacré aux bibliothèques numériques européennes qui naissent en 2005 en contrepoids au projet américain Google Livres. Il rappelle l'article de Jean-Noël Jeanneney, alors président de la Bibliothèque nationale de France : Quand Google défie l'Europe. Jeanneney, pourfendeur du projet américain, convainc le Président Chirac de lancer "un projet aussi médiatiquement alléchant que stratégiquement mal défini La bibliothèque numérique européenne" (rebatisée Europeana). Moatti démontre qu'elle est un assemblage de bibliothèques et non une entité en soi. A peine ouverte, le 20 novembre 2008, Europeana s'écroule et doit rester fermée plusieurs semaines. L'Europe ne manque pas de projets : Le moteur de recherche "Quaero" (Je cherche) doté de 250 millions d'euros sombrera dans l'oubli. L'enjeu était, selon J. Chirac de créer "la nouvelle génération de moteurs de recherche multimédia" qui devait remplacer Google, Yahoo ou Bing. Moatti montre, par de nombreux exemples, que l'on a créé de "véritables usines à gaz" en France comme en Europe, voire même à l'international (Bibliotheca universalis).
Le second chapitre est consacré à la position des intellectuels, hommes politiques et journalistes français. Ils « alertent le bon peuple de Numerix des dangers de l’Internet, de Google, de Wikipedia » Face à la révolution du numérique "Numerix, petit pays gaulois, tacherait avec mérite et témérité de résister". Une partie de ces déclarations se basent sur « l’exception culturelle » française. Si Wikipedia s'impose progressivement comme encyclopédie universelle, fruit d'une élaboration collective, Moatti ne manque pas cependant de signaler quelques "travers wikipédiens".
Le troisième chapitre est consacré à la pratique du droit d'auteur au pays de Numerix. "Le droit d'auteur à la française ne permet pas de puiser dans les archives nationales" pour illustrer le patrimoine du pays. Les deux photos officielles illustrant la page Wikipedia de "Charles de Gaulle" proviennent des Archives fédérales allemandes et l'Office of war information de la Bibliothèque du Congrès. Les institutions publiques françaises sont encore incapables de proposer des illustrations nationales librement accessibles sous "Creative Commons".
L'ouvrage de Moatti est plaisant à lire. Il abonde d'exemples, souvent amusants, qu'il a recensés grâce à sa présence dans de nombreuses commissions, ainsi que par sa veille sur les bibliothèques numériques. Publié en janvier 2015, la force de l'ouvrage est pourtant affaiblie par la position que Google prend en automne 2015 par rapport à son projet Livres(1),(2). Nombreux pensent aux Etats-Unis comme en France que la firme de Mountain Views abandonne peu à peu son projet après avoir numérisé trente millions de livres et gagné tous ses procès dans le domaine du copyright. "Selon le New Yorker, il faudrait parler « d’une sorte de limbes : ni l’enfer, certainement pas le paradis, Google Books est perdu quelque part, où même Orphée ne va pas mettre les pieds". Seule faiblesse de cet ouvrage, Moatti n'a pas pris en compte la totale indépendance d'une entreprise privée vis-vis d'un projet culturel majeur que Google peut abandonner sans l'ombre d'un regret.