Le livre et les bibliothèques : c’était mieux avant… ?

Aurélie Vieux : Université de Genève, adjointe scientifique

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Le livre et les bibliothèques : c’était mieux avant… ?

Ouvrage : STARK Virgile. Crépuscule des bibliothèques. Paris : Les belles lettres, 2015. 207 p. ISBN : 978-2-251-44529-8

De l’art de clore le débat

Dès son premier chapitre intitulé « Qu’importe le flacon ? », le ton est donné. En usant du style direct, l’auteur prend à témoin ses lecteurs créant ainsi une intimité avec eux avec l’objectif de les mener à un rapprochement des points de vue. Il veut les convaincre d’adhérer à sa version des faits. Il illustre ainsi ce que le livre papier permet, c’est-à-dire une « expérience de lecture », une rencontre qui n’est possible que dans l’« espace-physique » du texte. Selon lui, la magie de la lecture et son ancrage dans la mémoire humaine ne peuvent s’opérer qu’au travers d’un « rapport sensuel» (p.23) et sensoriel liés à la réalité matérielle de l’écrit. Il ouvre alors un faux débat avec le lecteur et lui demande si, comme pour lui, la relation physique avec l’objet-livre est indispensable à l’ivresse de la lecture. Son but est d’opposer la forme « indépassable et imperfectible » du codex (p.28), cet « écrin parfait de la parole » (p. 22) qui a mis du temps à trouver sa forme définitive puisqu’il est issu d’un long processus de construction et de mutations de plusieurs siècles, à la brutalité et à la rapidité avec lesquelles le support numérique l’a déjà  (presque) remplacé. Ensuite, par le biais de la technique du dialogue qu’il emprunte au théâtre, il matérialise le débat et fait s’opposer les points de vue. Il met en scène un « commercial du livre numérique » qui prône les progrès amenés avec la dématérialisation du texte et un lecteur « traditionnel » attaché à la lecture sur le papier. Selon une vision manichéenne et peu objective, il énumère les arguments du « commercial high-tech », un personnage obsédé par le progrès et les chiffres de ventes face à celui du lecteur « d’un autre âge » (p.23) crédule qui ne demande qu’à comprendre les avantages de cette nouvelle forme de lecture. Ainsi, contrairement à ce que dit Musset, dans le cas du livre où l’âme est le texte, le papier son corps, le « support n’est pas indifférent » (p.28). Le contact physique et « synesthésique » (p.24) avec le papier est indispensable à l’ivresse de la lecture. Ainsi, le débat opposant le livre papier à son homologue numérique se clôt ici.

À l’instar d’un célèbre tableau de Géricault, Stark raconte inlassablement et sur un ton dramatisant comment son radeau de la connaissance et de la mémoire humaine emporté par la vague numérique est sur le point de sombrer dans les abîmes de la « nuit noire de l’esprit » (p.18). En effet, durant les quinze autres parties du livre, l’auteur se contente de poursuivre la description fataliste et anti-progressiste d’un monde dépourvu de culture et de mémoire, car il ne dispose bientôt plus ni d’objets de connaissance, c’est-à-dire de livres physiques, ni de gardiens du savoir, les bibliothécaires, ni de lieux d’étude et de conservation de l’histoire humaine, les bibliothèques.

Du papier à l’écran, de la culture à l’acculturation

D’après l’auteur, le numérique est « l’ennemi mortel de la culture » (p.66) et ce qui est décrit comme un progrès est en fait un déclin. Il concède que la dématérialisation du texte, sa lecture sur différents écrans et sa mise en réseau facilitent et accélèrent l’accès à l’information. Cependant, le revers de la médaille est que ces soi-disant progrès techniques contribuent au désintérêt des grands textes (p.60). A plusieurs reprises, l’auteur parle d’un changement de mode de lecture induit par le support numérique. En passant du papier à l’écran, la lecture qui était un acte solitaire et concentré devient « impermanente », superficielle (p.29) et labyrinthique (p.66). Bien qu’elle offre l’avantage de favoriser les « capacités d’associations et de créativités cognitives » (p.64) par l’hypertextualité, il s’agit davantage d’un « picorage éphémère » (p.65) qui ne permet pas aux connaissances de se fixer dans la mémoire. Il trouve également une preuve de cette tendance à l’acculturation dans l’augmentation des chiffres de vente de la littérature de plage et des best-sellers ; démonstration évidente du déplacement de la lecture intelligente de livres fondamentaux au profit de « remplaçables » (p.71) dont le support privilégié, la liseuse bientôt remplacée par la tablette, se fait la complice. De même, les chiffres qui montrent qu’avec internet les gens lisent plus qu’avant doivent être relativisés. En effet, le temps n’est désormais plus consacré à la « véritable lecture » (p.53), mais au survol d’ «œuvres faciles» (p.71) et des « consternants e-mails et flux de tweets » (p.51). L’auteur voit dans cette interprétation trafiquée des chiffres un stratagème contre la lecture, une « espèce d’enfumage » (p.50) mise en place pour endormir les populations. Il ne sert plus à rien de nier, les preuves sont là. En s'inscrivant dans la lignée des futurologues, il finit par délivrer son propre pronostic : la mort du livre papier est annoncée pour 2035. Le message mensonger disant « n’espérez pas vous débarrasser du livre » se transforme en « n’espérez pas sauver les livres ».

Les livres sont voués à disparaître puisque la lecture sur support imprimé ne correspond plus aux besoins des nouvelles générations. Concurrencés par les écrans, les livres imprimés meurent « de ne pas être pas lu(s), ou lu(s) faussement par une petite élite de philistins surdiplômés » (p.52). Partant de ce constat, il remet en question les bénéfices induits par les nombreux projets de numérisation qui mettent à la portée de tous d’innombrables documents issus du patrimoine littéraire mondial (p.61). Derrière cet argumentaire, on peut remarquer une vision élitiste et réductrice de l’accès à la culture par la lecture. Il semble que, pour Stark, les connaissances culturelles s’acquièrent exclusivement par la lecture « méditative » (p.65) d’un certain type de texte sur un support imprimé.

Les bibliothécaires, des ennemis du livre ?

Parmi les autres causes qui conduisent à la mort du livre imprimé, les bibliothécaires, devenus des « techniciens enragés » tiennent un rôle prépondérant. Tantôt victime d’un endoctrinement à la technique, tantôt coupable par soumission et par peur de « passer pour un couard ou un frileux » (p.69), le bibliothécaire « embarqué sur l’onde immatérielle » (p.73) est accusé de creuser sa propre tombe.

Mais, comment l’auteur explique-il un tel investissement (p.80) dans le numérique au sein de la communauté des « gardiens du livre  » ? Il répond en présentant les mécanismes d’introduction d’internet et des technologies dans le monde protégé des bibliothèques. En utilisant le champ lexical de la maladie, il présente la propagation du progrès amené avec les nouvelles technologies comme une « infection contagieuse » (p.73) qui a contaminé si profondément le milieu professionnel qu’elle a réussi à diminuer la capacité de réflexion et de recul des spécialistes de l’information. Dans le sixième chapitre intitulé « Deprogramming », (lisez « reprogrammation » ou « lavage de cerveaux »), il dénonce les techniques propagandistes (p.74) utilisées par les écoles professionnelles pour convaincre les indécis et éduquer les nouvelles générations. Pour l’auteur, nier la fin du papier et défendre la thèse de la coexistence des deux supports (p.52) relève d’une stratégie de cheval de Troie, c’est-à-dire faire tomber la méfiance, éviter la rébellion afin de rendre la mutation vers le tout-numérique moins brutale et plus définitive. Pour préparer les esprits à la « grande mue » (p.74), trois techniques ont été mises en œuvre. La première visait à « endoctriner, à rabâcher, à montrer l’exemple » (p.73) à toutes les occasions : dans les formations continues, lors de conférences ou dans des revues professionnelles. La seconde consistait à éloigner le livre papier du bibliothécaire grâce à la centralisation de la gestion des tâches bibliothéconomiques dans un système informatique. Le dernier moyen employé s’attaquait à la corde sensible du bibliothécaire, c’est-à-dire son image et sa peur de disparaître. Pour ne pas « rester sur la touche » (p.34), échapper à leur image stéréotypée, les professionnels se sont empressés de devenir « des guides de l’immatériel, des pionniers de l’Infomonde » (p.81). Au lieu d’y voir une évolution naturelle, Stark interprète cela  comme une forme de soumission.

La déprogrammation est également passée par les nouveaux bibliothécaires, un public docile né avec le numérique. En usant du vocabulaire emprunté à la propagande religieuse et à la guerre, il explique comment les centres de formation et les écoles professionnelles ont formé cette « légion  de  précurseurs » (p.104) pour asseoir une fois pour toute la transition vers les « nouveaux métiers » (p.105) et relooker (p.34) en même temps l’image désuète de la profession. Il se moque de ce bibliothécaire moderne ; de son physique «de friend poupon et narquois » (p.104) ; de ses idées, de ses écrits (p.107) ; de ses compétences informatiques ; de ses lubies et de son langage technique qu’il assimile à un  baratin assommant (p. 108). D’après l’auteur, une nouvelle profession est apparue (p.153), celle du « bibliothécaire 2.0 » (p.106) ; un « homme utile » (p.148) qui trouve ses galons dans la servitude de la masse au point de devenir un « vendeur[s] comme les autres vendant des écrans sans le moindre scrupule» (p. 69). Victimes ou acteurs, finalement peu importe. D’après Stark, la profession participe d’une stratégie clientéliste et industrielle (p.41) qui contribue à « l’indistinction des œuvres et des marchandises » (p.41).

Deux conceptions du monde professionnel s’opposent et ne peuvent coexister tout comme le livre et son avatar numérique. La guerre est déclarée entre les « deux frères ennemis » (p.113), les archaïques et les progressistes. L’un des deux camps devra gagner. Il déjà trop tard, les archéothécaires « débordés, dépassés, doublés de vitesse » par leurs successeurs sont en train de céder du terrain.

Sans lecteurs, sans livres et sans bibliothécaires, que deviennent les bibliothèques ?

Dans un monde où le public n’a plus d’intérêt pour la lecture, où l’objet-livre n’existe (bientôt) plus et dans lequel les bibliothécaires ont laissé place à des « courtisans de l’ère numérique », que deviennent alors les bibliothèques ? Quel rôle jouent-t-elles ? À quoi ressemblent-elles ? Les livres-papier y ont-ils encore une place ? Dans la continuité de son tableau apocalyptique, l’auteur répond par la négative.

L’image des bibliothèques comme « coffres à livres de papier » (p.113) n’a pas résisté au progrès. L’introduction de nouveaux services tels que le prêt de dispositifs électroniques de lecture, l’élargissement et la diversification de l’offre de contenus avec le numérique ainsi que l’installation de postes informatiques connectés à internet n’ont fait que favoriser le désintérêt du public pour le livre imprimé et la lecture traditionnelle. Il voit dans la hausse des statistiques officielles de fréquentation des espaces la preuve du nouvel usage des bibliothèques. En effet, « la population, quand elle entre dans une bibliothèque, ne vient plus chercher la culture ‒ ce labeur ingrat et peu rentable ‒, elle vient se distraire. » (p. 145). À l’occasion d’une visite dans une bibliothèque universitaire, il mesure l’ampleur de cette métamorphose qui se cristallise dans une nouvelle architecture orientée usager. Il est effaré par ce qu’il voit : une bibliothèque où on est libre de ne pas lire des livres papier, où l’on peut manger, boire, faire du bruit et utiliser les ordinateurs pour naviguer sur internet. L’apprentissage participatif, les discussions et la mutualisation ont fait fi de la lecture isolée et du silence. Ce qui le scandalise le plus est que dans ces nouveaux espaces d’apprentissage, les livres papier sont relégués au second rang : selon lui, ils ne sont là qu’à des fins décoratives pour apporter une touche « rétro » (p.132).

Les bibliothèques modernes, qu’il surnomme des « biblioparcs », se sont donc détournées du livre pour d’autres préoccupations, celles de « s’adapter à la technique et se soumettre aux diktats de la masse » (p.141). En citant de nombreux exemples de projets architecturaux ou de nouveaux services aux usagers mis en place à travers le monde, l’auteur cherche à démontrer qu’il ne s’agit pas d’une évolution positive, mais d’un travestissement. En effet, à force de vouloir séduire une clientèle (p.135) toujours plus exigeante, les bibliothèques se sont laissées vendre et se sont transformées en parcs d’attraction et en « poupothèques » (p.141). Pour Stark, en devenant conviviales et ludiques, les bibliothèques ont sacrifié leur mission culturelle et éducative. D’ailleurs, il annonce leur fin prochaine en citant des exemples de fermeture, de fusion, de diminution de budget et de suppression de postes de bibliothécaires. Ainsi, il trouve ici la preuve d’une mutation qui s’avère vaine.

Critique

Finalement, dans cette bataille opposant le livre papier à l’e-book, on pouvait s’attendre à un véritable débat ouvert et riche permettant la mise en valeur des forces et faiblesses de chacun des deux supports. On est d’autant plus confiant que l’échange est initié par un bibliothécaire, c’est-à-dire une personne au cœur de la problématique, tout à fait en mesure d’éclairer les lecteurs de manière objective.  Or, dès la fin du premier chapitre, on est déçu, voire déconcerté car la discussion s’arrête net sur une idée principale : « le codex est indépassable et imperfectible, il est un chef d’œuvre adéquat à sa finalité », le livre numérique quant à lui est un « non-livre » (p.28) puisqu’il ne favorise pas une lecture linéaire et profonde, seul moyen d’acquérir de nouvelles connaissances culturelles. Avec ce postulat de départ, le débat ne peut pas avoir lieu : il est avorté avant même d’avoir véritablement commencé.

Malgré une admirable maîtrise de la langue et une aisance manifeste dans la manipulation de diverses techniques stylistiques, la faiblesse du raisonnement de Stark apparaît très rapidement : son argumentaire ne fait que tourner en rond avec la répétition des mêmes arguments dans plusieurs chapitres. Bien que l’auteur tente à plusieurs reprises de nous faire croire qu’il a essayé de trouver quelques intérêts au support numérique, on comprend qu’il ne s’agit là que d’une technique discursive dont le but ultime est de feindre l’objectivité pour mieux convaincre l’auditoire. Une lecture analytique du discours nous permet de constater qu’il utilise lui-même les techniques qu’il reproche aux documents officiels et discours politiques qu’il dénonce. D’ailleurs, il se contente de dresser un constat fataliste de la situation mais ne propose pas de véritables solutions. Ainsi, il concède peu d’atouts à la forme numérique du texte. Excepté la possibilité de grossir la taille des caractères pour permettre aux publics déficients visuels de lire les textes – mais dans ce cas-là, il faudrait plutôt appeler la liseuse une loupe (p.28) – tous les autres arguments en faveur de la lecture numérique sont critiqués et démontés sans véritables preuves et sans aucune prise de distance. L’auteur généralise tout et présente sa vision caricaturale du monde professionnel qu’il construit uniquement sur la base de quelques expériences personnelles qu’il juge négatives, notamment la rencontre avec un jeune professionnel, une visite dans un Learning center et une discussion avec des étudiants en période d’examens.

En tant que lecteur de livres papier, on aurait envie de comprendre sa colère et sa peur de voir le support imprimé avec lequel on a tous un rapport particulier, se faire concurrencer par d’autres et tomber dans l’oubli. Mais, en tant que professionnel des bibliothèques, on a une envie épidermique de refermer le livre et d’en coller les pages, notamment lorsqu’il dénigre injustement et avec condescendance les grands projets de numérisation et les efforts des bibliothécaires pour s’adapter aux nouvelles pratiques de leurs usagers. On ne peut considérer l’évolution des bibliothèques qui tend à la fois vers une ouverture démocratique et universelle aux savoirs, et une plus grande visibilité et mise en valeur de leurs collections comme un déclin.

L’auteur préfère camper sur ses positions et une conception des bibliothèques figée à l’époque du XVIIIème siècle, c’est-à-dire des lieux fermés sur eux-mêmes et réservés aux élites culturelles. On est tout autant déconcertés par le ton agressif de l’auteur lorsqu’il attaque les fonctions, le profil professionnel, mais aussi humain du bibliothécaire d’aujourd’hui. Il remplace un cliché par un autre. Ainsi et bien qu’il s’en défende, on regrette de découvrir la vision dépassée, obtuse et sans nuances d’un professionnel qui personnifie à lui seul l’ensemble des stéréotypes du bibliothécaire réfractaire à toute forme d’évolution amenée avec les technologies.

Lire ou ne pas lire Crépuscule des bibliothèques ?

Il est difficile de répondre objectivement à cette question. En effet, cet ouvrage ne laisse personne insensible par le simple fait qu’il s’intéresse à un sujet qui nous concerne tous : le texte en tant que principal vecteur de connaissances. De ce fait, il faut lui reconnaître un mérite, celui de provoquer une réaction, qu’elle soit positive ou négative, et dans une certaine mesure, de relancer la réflexion.

Cependant, cet essai n’est pas à mettre entre toutes les mains. Pour un lecteur non-averti, il peut donner une vision biaisée de la problématique et véhiculer une image négative et erronée de l’évolution du monde des bibliothèques et de l’information. Au contraire, pour un public déjà initié à cette polémique, Crépuscule des bibliothèques n’apporte rien de nouveau, bien qu’il permette de connaître les « non-arguments » des réfractaires aux e-books.

Ainsi, au-delà de ses qualités stylistiques, qui pourraient d’ailleurs être étudiées dans le cadre d’un cours d’analyse du discours dédié aux techniques argumentatives, ce texte ne présente pas beaucoup d’intérêt. Considérant tout ce qui vient d’être dit, on ne peut que recommander aux lecteurs de se dispenser de lire cet ouvrage et de réserver le temps économisé à la lecture d’autres documents qui permettent véritablement de faire avancer le débat.