Hélène Madinier, Haute Ecole de Gestion de Genève
Maurizio Velletri, Haute Ecole de Gestion de Genève
Veille et marketing de l’innovation : outils et méthodes pour explorer les marchés de demain : compte-rendu de la 10ème journée franco-suisse sur la veille stratégique et l’intelligence économique, 6 juin 2013, Haute École de Gestion. Genève.
Cette 10ème journée franco-suisse s’est proposée d’explorer les méthodes et les outils qui peuvent être mobilisés dans les situations d’innovation de rupture, en faisant le lien entre les pratiques d’étude de marché et les outils de la veille, et en s’intéressant à la façon dont la recherche d’information peut être construite afin d’accompagner les avancées du processus d’innovation. On a pu voir notamment l’importance de l’action, des compétences sociales et de l’écoute de son environnement pour identifier ses marchés.
Tout d’abord, Nicolas Walder, maire de Carouge, a prononcé un discours de bienvenue aux quelque 60 participants présents. Il a mis l’accent sur le souhait de la ville de poursuivre ses actions en faveur du développement durable et de la formation. La directrice de la HEG, Claire Baribaud a ensuite pris la parole en se réjouissant de la collaboration fructueuse entre les 3 institutions co-organisatrices (Université de Franche-Comté, HEG de Genève, HEG Arc de Neuchâtel) et en rappelant que la HEG Genève est la seule Haute école en Suisse Romande à proposer une formation axée sur la veille stratégique et l’intelligence économique.
Marché découvert ou marché construit ? La logique d’action des entrepreneurs innovateurs, par Philippe Silberzahn
M. Silberzahn explique comment naît une idée et de quelle manière se déroule un processus complet de création, comprenant la création d’un produit, d’un marché ainsi que d’une entreprise. Pour ce faire, il prend l’exemple des hôtels en glace imaginés par la société Jukkas AB. A travers cet exemple, il met en évidence la capacité de l’entrepreneur à se tourner vers son environnement pour trouver une idée ou une solution à un problème ; la création et l’émergence de nouvelles idées étant donc des processus extrêmement sociaux. Ainsi, la capacité à avoir de nouvelles idées n’est pas indispensable pour un entrepreneur. En revanche, les compétences sociales le sont.
M. Silberzahn souligne également le fait que la prédiction rend l’entrepreneur fragile, car l’avenir n’est pas calculable ! Celui-ci doit passer d’une logique de prédiction à une logique de contrôle de son environnement tout en délaissant la logique des probabilités : « l’incertitude c’est la liberté ». Aucune tendance n'est inéluctable, les prévisions et les scenarios peuvent être pris au contrepied.
En veille, il n’est pas suffisant de se contenter de la position d’observateur. S’adapter à son environnement suppose forcément un retard sur cet événement. La personne chargée de veille autant que l’entrepreneur doivent se positionner en tant qu’acteurs de leur environnement. C’est bien l’action qui produit la pensée et l’idée et non l’inverse.
Finalement, il conseille à chaque entrepreneur d’être patient en ce qui concerne le chiffre d’affaires et impatient concernant le profit. Un entrepreneur se doit d’agir en termes de « perte acceptable » plutôt qu’en « retour attendu ».
Comment Colorix Sàrl a découvert ses marchés et créé ses domaines d’application, par David Maurer
M. Maurer explique les grandes phases qui ont jalonné la vie de sa société durant ces dix dernières années. Il a commencé avec un prototype d’appareil lisant la couleur et est parvenu à l’invention et la mise sur le marché de Colorcatch. David Maurer a su se diversifier pour proposer un produit innovant et faisant gagner énormément de temps (et d’argent) à l’industrie de la peinture. Il va s’attaquer également à l’imprimerie, au graphisme, au contrôle qualité, carrosserie de voiture, etc. Cette success story ne s’est pas faite facilement. Après une première désillusion, il n’abandonne pas, il s’adapte aux réalités du marché et entre dans un parc technologique ; il y gagne une formation à Boston lors d’un concours d’entrepreneurs. A son retour, il emprunte de l’argent pour la création de son entreprise et les premières ventes en Suisse se font, puis il attaque le marché européen.
La force de Colorcatch est d’être en constante évolution, et de s’adapter à notre société numérique (connecteur USB, applications mobiles) ainsi qu’aux besoins spécifiques de ses utilisateurs (appareil petit, précis, avec des possibilités de mises à jour). En 2011, c’est la consécration, il gagne le prix de l'innovation de la banque centrale Neuchâteloise (BCN) : 500 000 CHF ! Il prévoit dès lors l’embauche de 33 personnes d’ici 2015.
M. Maurer tient tout particulièrement à encourager et soutenir le développement économique de sa région ; pour cela, 90% des fournisseurs de Colorix se trouvent à Neuchâtel. Il conclut en soulignant le fait qu’il est très important d’écouter ses clients, et d’ainsi permettre à l’idée de départ de se transformer, s’adapter et s’améliorer. Bref, « ne jamais lâcher le morceau ! »
La recherche de signaux de routines comme contribution à la veille créative, par Stéphane Goria
Stéphane Goria nous présente la manière d’identifier les signaux de routines(1) grâce à des représentations de stratégies de marché sur un support de jeu. Il s’agit de partir d'un panel d'objets (photos), en faire une description normée, avec un lexique de synonymes : on voit ainsi ressortir ce qui est commun, constant et stable, c’est-à-dire une routine. Exemple : les manettes de jeu entre la 6ème et la 7ème génération 2001 – 2004 : le câble a disparu, le reste est conforme : cela signifie, qu’il faut être attentif, qu’un acteur risque de faire une innovation. Ces signaux de routine peuvent se trouver dans le design des objets, dans la tactique ou dans la stratégie. Par exemple le nouveau design de manette de jeu avec la Wii provient de l'évolution subite de la forme des manettes, en «croissant» depuis longtemps.
Les jeux de guerre sont utilisés pour simuler des situations auxquelles les entreprises peuvent faire face et doivent apprendre à réagir, comme l’apparition de nouveaux acteurs sur le marché.
La mise en place de stratégies basées sur les mouvements de l’adversaire, ou les actions de concurrents, est facilitée par la simulation de jeu. Utiliser cette approche permet d’apprendre à anticiper les actes de l’autre, et à préparer une stratégie de réponse.
Il est donc intéressant de recourir à ces outils pour contribuer à la veille créative, une veille qui doit donner des idées et orienter l’innovation (par exemple : occuper un terrain encore en friche). Elle n’est pas seulement intuitive, elle stimule l’imagination également.
Explorer et exploiter de nouveaux marchés dans un marché existant, par Jean-Marc Hilfiker
Jean-Marc Hilfiker présente Fongit, un incubateur de start-up dans des domaines tels que les cleantech et les medtech. Il apporte une aide à la fondation, à l'hébergement et au développement de start-up. Sa mission est de créer de la valeur économique dans le high-tech (nouvelles technologies).
Le point de départ de cette structure est la mise au jour de deux problématiques majeures pour le marché de l'innovation aujourd'hui. Tout d'abord, les start-up ont de réels problèmes d'intégration dans le marché et doivent donc être mises en relation avec les clients. De plus, les clients potentiels ont des difficultés à formuler leurs besoins et surtout veulent avoir une vision globale sur les technologies de niche. Ils souhaitent donc avoir des éléments afin d'orienter leur stratégie d'investissement.
Les besoins du marché de l'innovation sont donc de qualifier et de positionner les acteurs industriels ainsi qu'une identification des investisseurs potentiels. Un mapping des besoins stratégiques des différents partenaires est également nécessaire. Enfin, un mapping des start-up répondant aux besoins du marché actuel doit se faire.
L’exemple de Tegona, fournisseur de solutions d’identification et d’authentification, par Geoffroy Raymond
Geoffroy Raymond présente sa société Tegona, fondée en 2009, qui est incubée à Fongit. Elle propose le développement de logiciels pour les consommateurs. Tegona s'est penchée sur le marché de la remittance (transfert d'argent) qui se chiffre à 514 milliards de dollars par an dont 400 milliards dans les pays en développement. Le numéro 1 sur ce marché est Western Union qui compte 7000 employés dans un peu plus de 150 pays.
Un dernier schéma pour le transfert d'argent est celui du « mobile money » dont un des exemples les plus connus est M-Pesa. Il a été développé au Kenya, pour une population non bancarisée et qui souhaitait déposer son argent quelque part (suite à la guerre civile). De nombreux copycats ont éclos dans les pays émergents. Aujourd'hui, un millier de start-up essayent de rentrer sur ce marché très mature.
Tegona s’est démarqué et a innové en s’intéressant au pourquoi, à la raison qui poussent des personnes à faire des transferts d’argent à des personnes non bancarisées. Le premier motif invoqué est de pouvoir payer des frais médicaux; or dans plus de 40% des cas (Western Union), l’argent n’est pas utilisé à ces fins. Il veut donc s’assurer que l’argent soit bien utilisé à des fins de santé et c’est ainsi qu’il a développé un projet-pilote dans 2 pays d’Afrique, la carte Nafi, qui est une carte prépayée de santé qui permet de régler une facture médicale. Il n’y a donc pas de liquidités et une garantie que l’argent est bien utilisé.
Pour cela, Tegona est parti du réseau de valeur en essayant de satisfaire tous les acteurs : les compagnies d'assurance, les professionnels de santé, les services points (emplois créés sur place), l’uitlisation de la chaîne traditionnelle d’émission (extension aux opérateurs GSM, aux outils classiques des banques)
Son business model s’appuie sur un taux prélevé sur chargement des cartes, ainsi que sur la négociation de réductions sur les soins de santé.
La perspective d'un centre de R&D : la valorisation des technologies, par Marie-Noëlle Dessinges
Marie-Noëlle Dessinges présente le centre de recherche technologique du commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Le bureau d'étude marketing s'occupe essentiellement du marketing de l'innovation. Le business model du CEA (env. 15000 personnes) est d’une part de développer des technologies et dans un deuxième temps de les valoriser en les vendant à des industriels.
Au sein du service marketing, tous les employés possèdent une double compétence : ingénierie et marketing dans le but d’avoir un langage commun entre scientifiques et entrepreneurs. Un des cas d'école les plus connus du CEA est ST Microelectronics qui est l'un des leaders mondiaux de la fabrication de semi-conducteurs.
Le CEA utilise une boîte à outil méthodologique systématique pour toute étude de marché. La première étape est celle de l'analyse documentaire, qui permet de comprendre le marché. Puis le CEA passe par une phase de terrain (avec collecte et analyse des données) et finalement propose une synthèse des différentes informations. Des interviews de toutes les personnes sont menées tout au long de la chaine de valeur afin de savoir qui est le prescripteur.
La bibliométrie et le benchmarking sont également importants pour se positionner face aux concurrents ainsi que pour connaitre les niches technologiques ou les marchés exploitables.
Le CEA trouve les idées et cherche des personnes qui pourraient les appliquer, un marché qui pourrait absorber une telle technologie.
L'intermédiation dans le marché émergent de l'impression 3D : l'exemple de la start-up PrintaBit, par Stéphane Madoeuf
Stéphane Madoeuf présente PrintaBit, start-up fondée par 3 personnes. Elle est spécialisée dans l’impression en 3 dimensions, type d’impression qui représente une nouvelle révolution industrielle.
Il est possible d'imprimer sur tout type de support : métal, aliments, biologie (organes).... Cette technologie ne nécessite aucun assemblage, aucun délai, aucune compétence. Il est possible de répliquer tous les objets physiques, dans toutes les tailles et toutes les couleurs.
PrintaBit se positionne, dans le marché de l'impression 3D, sur l'art, le design et la mode. Cette plateforme sera bi-versant : elle sera ouverte aux designers qui souhaitent mettre leurs produits en vente, aux utilisateurs et aussi aux makers (personnes qui souhaitent fabriquer quelque chose).
C’est grâce à une veille méthodique que PrintaBit a choisi d’être un intermédiaire sur ce marché : c’est en identifiant les tendances et les besoins des clients possibles, aussi bien en participant à des salons qu’en structurant sa veille avec un grand nombre d’outils de veille à bas coût ou gratuits ; c’est ainsi que les 3 fondateurs de PrintaBit ont donc élaboré un portail Netvibes pour la recherche d'actualités, des flux RSS et des alertes Google, ils ont organisé la gestion de leurs signets avec Pearltrees et gèrent leurs informations via un compte Dropbox et Evernote. De plus, PrintaBit a développé Printabase, une base de données interne sur l'impression 3D. La communication au sein de l'équipe se pratique avec Google Plus. PrintaBit utilise également des outils pour gérer les projets (Basecamp) et les relations clients (Highrise).
Conclusion
La prise en compte des idées de clients/partenaires possibles, l’écoute permanente, la rapidité d’action –sans passage obligé par les études de marché-, la persévérance malgré les obstacles, ainsi que l’identification précise des failles et absences de ses concurrents sur certains segments, -avec l’aide par exemple, des jeux de stratégie- : voici quelques-unes des méthodes permettant d’identifier ses marchés actuels et futurs, méthodes qui ont été illustrées par des exemples vivants, concrets, et variés lors de cette 10ème journée franco-suisse sur la veille.
Même si la rapidité d’action est décisive, les start-up auront recours avec profit aux différents types d’incubateurs existants pour les aider dans l’identification de leur marché : que ce soit des incubateurs externes, spécialisés sur un domaine d’activité, comme la Fongit à Genève, ou internes à une organisation, comme le bureau d’études marketing (BEM) du CEA à Grenoble, ces organismes allient une méthodologie rigoureuse à une longue expérience.
Notes
(1) Eléments qu'on retrouve systématiquement sur une longue période, sur lesquels il n'y a pas d'innovation.