La dimension humaine de l'intelligence économique : valeurs, organisation, réseaux et influence : compte-rendu de la 8ème Journée franco-suisse en intelligence économique et veille stratégique, 16 juin 2011, Haute école de gestion de Neuchâtel

Maurizio Velletri, Haute Ecole de Gestion, Genève

Françoise Simonot, professeur, Département information-communication, IUT de Besançon, Université de Franche-Comté

La dimension humaine de l'intelligence économique :  valeurs, organisation, réseaux et influence : compte-rendu de la 8ème Journée franco-suisse en intelligence économique et veille stratégique, 16 juin 2011, Haute école de gestion de Neuchâtel

La dimension humaine de l'intelligence économique préexiste à la dimension technologique. Aucun dispositif de veille ne peut valablement être mis en place sans qu'une stratégie d'entreprise ne soit définie et que des personnes l'animent en permanence : veilleurs, capteurs d'information, analystes, décideurs, etc.

Lors de cette journée, les participants ont découvert, au travers de témoignages d'entreprises suisses et françaises, la manière dont ces dernières ont appréhendé la dimension humaine de l'intelligence économique, dans des environnements essentiellement technologiques.

En préambule, messieurs Olivier Kubli, directeur de la HEG arc de Neuchâtel, Pascal Sandoz, conseiller communal ainsi que François Courvoisier, professeur HES et membre du comité d'organisation ont souhaité la bienvenue aux participants (environ 50) ainsi qu'aux 7 intervenants.


1. « Le facteur humain dans l’IE, utilisation des réseaux d’influence » Jean-Jacques Rechenmann

Jean-Jacques Rechenmann, consultant en marketing et développement international, directeur de SitesFederateurs.com, à Paris, a d’emblée rappelé l'importance de l'utilisation des réseaux d'influence, mettant le facteur humain au cœur de l'Intelligence économique.

Il nous a fait part de son scepticisme quant à l’utopie qui tendrait à l’automatisation complète du processus de veille. La réalité est selon lui toute autre. Reprenant une définition du Captain William S. Brei(1) sur l’intelligence (traduit par renseignement en français), il en ressort 2 composantes essentielles : le client et le facteur humain comme étant au cœur de l’IE.

Jean-Jacques Rechenmann  expose trois  retours d’expérience mettant en avant l’importance du facteur humain à travers les réseaux d’influence : dans les pays de l’Est par exemple, les études documentaires préalables et les rencontres avec les importateurs ne suffisent pas,  il faut connaître « le réseau invisible » qui seul pourra « homologuer » le candidat à l’exportation et prendre les décisions. Au niveau international, l’identification et la cartographie des acteurs (officiels ou non) et des sphères d’influence, à partir du cycle de vie du produit, est donc une étape lourde, mais primordiale pour la conquête d’un marché.

Il faut exploiter les réseaux d’influence tout en protégeant l’information vitale (son savoir-faire et sa technologie) et en améliorant sa communication  de manière intelligente : il faut communiquer sur la solution et non sur les moyens, sur le client et non sur le produit. De plus, aujourd’hui, une entreprise se doit d’optimiser sa communication  afin d’anticiper les éventuelles attaques sur sa réputation : c’est le meilleur moyen de rendre non crédibles les informations nuisibles qui pourraient être divulguées sur elle et ses produits.


2. « Organisation de la veille marketing : convaincre les sceptiques » Philippe Jacot et Brice Renggli

Messieurs Jacot et Renggli, respectivement CEO et responsable marketing et intelligence marché de l’entreprise Tornos à Moutier, ont présenté l’organisation de leur veille marketing et la difficulté qu'ils avaient à convaincre les sceptiques à adopter cette démarche.

Tornos a mis en place en 2007 une démarche d’intelligence économique, qui est organisée autour de trois grands types de veille: Intelligence marché, concurrentielle et technologique. La direction, qui soutient la cellule de veille, s’évertue à convaincre les salariés de s’impliquer dans la veille et à leur montrer l’intérêt qu’ils ont à y participer.

Tornos mise tout particulièrement sur l’importance de bien connaître et servir sa clientèle : la connaissance du marché et des besoins des clients est donc la base sur laquelle sont établies les « roadmaps » produits et technologies, constitutives de la stratégie de l’entreprise.
Cela passe par l’art de se poser les bonnes questions, de développer sa clientèle, de bien répondre à leurs attentes, de bien positionner les problèmes qu’on a par rapport aux concurrents.

Les informations récoltées émanent de sources primaires (fournisseurs, clients, agents, filiales, office de la statistique…) et de sources secondaires (rapport annuel des concurrents, communiqués de presse des concurrents, tout ce qu’on peut trouver sur internet). Le travail de collecte, de tri, de clarification et de synthétisation de l’information aboutit notamment à l’élaboration de trois outils :

  • Une base de données d’informations concurrentielles, qui permet de gérer correctement des échanges ritualisés d’informations, trois fois par an, avec les concurrents, selon une sorte de « gentleman agreement » ;
  • Un indicateur intitulé « decolletage relevance », qui permet de suivre l’évoution de la taille du marché
  • Une synthèse annuelle sous forme d’un slide par marché, établissant les prévisions jusqu’à l’année n+4, et des quelques informations diverses les plus importantes pour l’entreprise.

Selon Brice Renggli, toute cette démarche est donc orientée vers le  « business forecast », faculté d’anticiper grâce à une information minutieusement décantée, avec pour résultat concret et vécu, la capacité de prévenir un défaut d’approvisionnement sur la supply chain (chaîne logistique), un  licenciement économique ou une restructuration.


3. « L’animation d’une communauté d’entreprises » Stéphanie Barthélémi

Stéphanie Barthélémi a fait part de son expérience de community manager de Haute-Savoie Ecobiz, un réseau regroupant quatre communautés d’entreprises et d’ acteurs économiques de la Haute Savoie (ouverte également aux entreprises du Genevois).

Cette base de connaissances permet aux entreprises d’entrer en contact et de créer des synergies, de partager des expériences et savoir-faire, d’accéder à des informations élargies, pertinentes et ciblées selon leurs besoins et thématiques, de rencontrer les différents acteurs de leurs domaines ainsi que de créer des sous-réseaux de compétences et de coopération.Cependant, il reste encore difficile d’en mesurer les résultats.

La gestion de ce réseau se fait :

  • de manière virtuelle à travers la plateforme collaborative en ligne, qui permet la mise à disposition de forums, flux RSS, alertes, ressources documentaires, etc.
  • à travers des rencontres physiques régulières,  sous forme d’ateliers pratiques, de petits déjeuners, tables rondes, ou encore  de Speed Business Dating. Chaque mois, ces rencontres réunissent une vingtaine d’entreprises.

Pour qu’une communauté d’entreprises perdure, la présence de community managers est nécessaire,  mais il y a d’autres facteurs de réussite : bien définir l’objectif d’une telle communauté, commencer petit mais prévoir grand, inciter les entreprises (à travers des experts) à participer de manière active,  s’impliquer,  bien connaître ses adhérents (notamment le petit noyau de participants motivés) et associer les activités en ligne et les rencontres physiques.

4 . « Veille en PME : l’humain comme facteur de réussite …  ou comment utiliser au mieux les ressources de chacun » Fabien Noir

Fabien Noir a présenté l’organisation de l’intelligence économique au sein de l’entreprise Sonceboz sise à …Sonceboz.

L’intelligence économique y constitue une business unit, sur la base d’un processus écrit, audité régulièrement. Chacune des douze applications principales de l’entreprise fait l’objet d’une veille, organisée par un animateur particulier, et dont les résultats sont régulièrement consignés dans un tableau de bord : cartographie des acteurs, volumes et prix, indicateurs précis sur chacun des cinq axes de veille : tendances marché, normes, données factuelles, comparaisons technologiques, concurrents et clients. Les principales sources exploitées sont la presse et les portails BtoB, les expositions et conférences, les organismes professionnels et de recherche.

I’IE permet de surveiller l’évolution des champs d’activités stratégiques, de leurs applications les plus pertinentes afin d’identifier les éléments de rupture et donc les opportunités de marché pour Sonceboz. C’est un outil d’anticipation.

Pour optimiser  la participation de tous au dispositif, Fabien Noir estime qu’il faut :

  • cadrer : définir des rôles clairs et précis à tous ceux qui prennent part au processus de veille
  • éveiller : faire régner le principe d’ignorance, inciter chacun à s’interroger
  • lutter contre le filtre de l’interprétation personnelle en s’en tenant aux faits
  • tenir compte du profil cognitif de chacun : auditif, visuel, tactile, dans la répartition des tâches de veille.

Enfin, Fabien Noir insiste sur l’importance du  « feed-back » qui permet de réajuster le point de départ et la stratégie de veille.

Selon Fabien Noir, les trois facteurs-clés de succès sont, premièrement d’entretenir la motivation du veilleur par une reconnaissance tout aussi bien d’en « haut » (top down) que d’en « bas » (bottom up), deuxièmement, d’élaborer un processus permettant d’aller à l’essentiel selon le principe KISS (keep it  simple and stupid), et enfin, pour l’animateur du processus, de couvrir les différentes facettes de sa fonction (à la fois facteur, médecin, policier, etc.).


5. « Organisation de la veille pour un fournisseur interne de technologies dans un groupe international » David Coudurier

David Coudurier a exposé comment s'effectuait la veille interne au sein du groupe Saint-Gobain (environ 200 000 employés) par l'entreprise SEVA (environ 300 employés), fournisseur interne de technologie.

Le groupe Saint-Gobain développe 20 à 30 usines nouvelles par an dans le monde, et pour chaque activité, sa stratégie est d’être leader mondial, ou leader européen, à défaut de quoi l’activité est supprimée.

Le rôle de SEVA est de permettre au groupe Saint-Gobain de déployer et d’exporter sa technologie. De ce but découlent plusieurs missions :

  • La compréhension et la maîtrise des technologies utilisées par le groupe
  • Un sourcing low cost et local
  • La maîtrise de la supply chain
  • La garantie de la confidentialité des informations.

La veille permet donc de répondre au mieux et en permanence à deux questions essentielles :

  • Sur quelles technologies dois-je me positionner ? la réponse repose sur une veille technologique interne.
  • Quel va être demain mon niveau d’activité ? sur cet axe, Seva organise une veille technologique et marketing, complétée par des actions internes: organisation de réunions internes pour collecter l’information sur les projets potentiels, interrogation systématique des acteurs techniques du groupe, suivi des mouvements de personnel, tenue annuelle d’un comité d’orientation technologique regroupant les directeurs techniques, et enfin démarchage des centres de R&D pour créer des opportunités de développement.

Le système de développement technologique de Saint-Gobain peut se lire ainsi: au centre, il y a des chercheurs qui font leur travail sans penser vraiment aux applications pratiques de ce qu’ils inventent. Autour d’eux, se trouvent des ingénieurs qui vont penser aux applications pratiques. Finalement, les exploitants (SEVA) de toutes ces applications vont ainsi créer la richesse de l’entreprise.

6. « SIG et sa veille stratégique et technologique » Swati Rastogi Mayor

La dernière intervention de la journée a été faite par Swati Rastogi Mayor qui a relaté le fonctionnement de la veille stratégique au sein des Services industriels genevois (SIG). Cette entreprise fournit l'eau, le gaz, l'électricité et l'énergie thermique, elle valorise les déchets, traite les eaux usées et met à disposition un réseau de fibres optiques. Le développement durable constitue un élément de base de sa stratégie.

La veille est apparue en 2001 lorsqu’il a été question de l’ouverture des marchés de l’électricité. Elle était principalement commerciale, puis elle s’est étendue pour devenir une veille stratégique. Il n’y avait alors qu’une personne affectée à la veille, qui produisait et maintenait environ dix documents accessibles à toute l’entreprise via l’intranet.

En 2010, Swati Rastogi Mayor a repris la responsabilité de la veille en y apportant certains changements : la création d’un réseau (7 personnes à temps partiel) décentralisé de veille, une fréquence plus grande des rapports de veille sur des thèmes généraux (4 fois l’an) et spécifiques (6 fois l’an), l’accessibilité de ces documents uniquement aux CA, direction générale et aux cadres.

Les composants de la veille stratégique ont eux aussi évolué : veille législative et réglementaire, ressources humaines, veille commerciale clients, comportement d’entreprise, économique et technologique.

La veille stratégique est située au niveau de l’état-major de la direction générale, elle doit être prospective, innovante, stratégique et transversale pour couvrir toute l’entreprise avec pour objectif d’orienter l’entreprise pour qu’elle soit pro-active et tournée vers les 30 à 40 prochaines années.

Une veille ne peut se faire qu’avec de bons veilleurs, cela passe par leurs profils respectifs (expertise dans leur domaine, excellentes connaissances de l’environnement SIG, curiosité, envie de communiquer et partager, capacité analytique, facilité de synthétiser les éléments parfois complexes), mais aussi au niveau de la motivation (soutien de la hiérarchie, feed-back, remerciement, etc.).

Synthèse et clôture de la journée par Pierre Achard

Pour clore la journée, Pierre Achard a délivré une synthèse de toutes les interventions de cette 8ème journée franco-suisse en intelligence économique et veille stratégique. Il a souligné l’importance de l’implication humaine pour passer de l’information à l’intelligence, qui est pour lui le facteur fondamental.
« Le plus dur pour l’activité de veilleur c’est la lecture ! Lorsque j’étais veilleur en entreprise, je lisais en moyenne 400 pages par matinée de veille technologique, et cela aucune machine ne pouvait le faire à ma place. »

A travers ces différentes présentations, cette journée a confirmé la nécessité et la valeur ajoutée du facteur humain dans le cycle de la veille. Les praticiens de la veille le savent bien, le facteur humain est parfois difficile à intégrer et à gérer, mais résolument irremplaçable dans la construction du sens. L’une des difficultés qui apparaît dans plusieurs des expériences relatées est la faible part du temps de travail consacrée à la veille: 10 à 20% en général pour chaque veilleur.

Pour Pierre Achard, l’information c’est bien, mais les entreprises n’ont pas besoin d’information, mais d’intelligence, c’est-à-dire de la  transformation de cette information en une connaissance utile, exploitable, ce qui implique la dimension humaine.

Note

(1) Captain William S. Brei, Getting Intelligence Right: The Power of Logical Procedure, Occasional Paper Number Two (Washington, DC: Joint Military Intelligence College, January 1996), 4.